au Frère Sylvestre (1255)
OPUSCULE 31
(Œuvre authentique)
DE SAINT THOMAS D'AQUIN
Editions Louis Vivès, 1857
Les œuvres complètes de saint Thomas d'Aquin
1. — Ce qui peut exister, mais n’existe pas, ou
bien ce qu’une chose peut devenir, mais n’est pas encore devenue, est appelé
l’être en puissance. Ce qui existe est appelé l’être en acte. Mais il y a deux
sortes d’êtres. Première ment l’être essentiel, ou être substantiel d’une
chose, par exemple être un homme; c’est l’être considéré en lui-même.
Secondement, l’être accidentel, par exemple le fait qu’un homme ait la peau
blanche: c’est l’être considéré sous un rapport particulier. Ces deux sortes
d’être peuvent exister en puissance. Pour que l’homme existe, il faut qu’il
existe en puissance dans les gamètes mâle et femelle; pour que l’homme soit un
homme blanc, il faut qu’il soit susceptible d’avoir une peau blanche, il faut
qu’il soit blanc en puissance. L’état en puissance d’un être substantiel ou
d’un être accidentel, c’est la matière: le gamète par rapport à l’homme;
l’homme par rapport au fait d’être un homme blanc. Mais ces deux potentiels se
distinguent l’un de l’autre: l’état potentiel d’un être substantiel, c’est la
matière dont il est fait; l’état potentiel d’un être accidentel, c’est la
matière où il s’actualise.
2. — L’état potentiel de l’être substantiel, c’est
la matière première; l’état potentiel de l’être accidentel, c’est le sujet: le
sujet donne l’être à l’accident, c’est-à-dire qu’il lui donne d’exister, car un
accident n’a aucune existence en dehors d’un sujet. Pour cette raison, on dit
que les accidents sont dans le sujet, tandis qu’on ne dit point que la forme
substantielle est dans le sujet. Ainsi la matière se distingue du sujet: l’être
du sujet ne pro vient pas de quelque chose qui lui advient; le sujet est par
soi, il possède un être complet: l’homme ne doit pas son être à la couleur de
sa peau. La matière, elle, reçoit l’être de quelque chose qui lui advient, car
d’elle- même elle est un être incomplet, ou plutôt elle n’a aucune existence
par elle-même, comme le dit le commentateur d’Aristote, Averroès. La forme
donne l’être à la matière, tandis que l’accident ne donne pas l’être au sujet;
c’est le sujet qui donne l’être à l’accident et pourtant on les prend
quelquefois l’un pour l’autre, la matière pour le sujet ou inversement.
3. — De même que tout ce qui est en puissance peut
être appelé “matière”, de même tout ce dont on reçoit le fait d’exister —
d’exister comme substance ou d’exister comme accident — peut être appelé “forme”.
Par exemple l’homme, qui est blanc en puissance, devient blanc en acte par la
couleur blanche; et le gamète, qui est homme en puissance, devient un homme en
acte lorsqu’il reçoit une âme. La forme fait exister en acte on dit que la
forme est l’existence en acte. La forme substantielle est celle qui fait
exister en acte un être substantiel; la forme accidentelle est celle qui fait
exister en acte un être accidentel.
4. — La production d’un être est un mouvement vers
la forme. Aux deux sortes de formes correspondent deux sortes de production: à
la forme substantielle correspond la production proprement dite; à la forme
accidentelle correspond la production sous un rapport particulier. Quand il
s’agit d’une forme substantielle, on dit qu’il y a production à proprement
parler: la naissance d’un homme. Quand il s’agit d’une forme accidentelle, il
n’y a pas naissance d’un être nouveau, mais transformation d’un être, qui
devient ce qu’il n’était pas encore: quand un homme devient blanc, ce n’est pas
la production ou naissance d’un nouvel homme; c’est seule ment un homme déjà
existant qui pâlit. Ces deux sortes de production ont pour contraires deux
sortes de désintégration: la désintégration substantielle et la désintégration
accidentelle. La production et la désintégration substantielles existent
seulement dans le genre de la substance; la production et la désintégration
accidentelles existent dans les neuf autres catégories, qui sont les accidents.
La production est en quelque sorte un passage du non-être à l’être; la
désintégration, en sens inverse, est une sorte de passage de l’être soit à une
autre manière d’être, soit au non-être; c!est pourquoi la production ne se fait
pas à partir de n’importe quel non- être, mais à partir de ce non-être qu’est
l’être en puissance: par exemple on produit une statue à partir d’un bloc qui
est statue en puissance mais non en acte.
5. — Pour qu’il y ait production, trois choses
sont requises:
1° l’être en puissance, qui est la matière;
2° le non-être en acte, qui est la privation;
3° et ce qui fait exister en acte la forme.
Quand d’un bloc on fait une statue, le bloc, qui est en puissance par rapport à
la forme de la statue, constitue la matière; l’allure informe du bloc est la
privation; la configuration de la statue est la forme.
Ce n’est pas une forme substantielle: car le bloc, avant de recevoir la
configuration d’une statue, possède l’existence en acte; cette existence ne
dépend pas de la configuration qu’il reçoit; la forme de la statue est une
forme accidentelle. D’ailleurs toutes les formes fabriquées par l’homme sont
des formes accidentelles. La technique humaine ne s’exerce que sur ce que la
nature a déjà fait exister en acte.
6. — Voilà donc trois principes de ce qui existe:
la matière, la forme, la privation. La forme est ce par quoi l’on produit; la
matière et la privation sont ce à partir de quoi l’on produit. La matière et la
privation sont une seule et même chose dans la réalité, c’est la raison qui les
distingue l’une de l’autre: le bloc de marbre et son absence de configuration
sont une seule et même chose avant d’avoir reçu une forme; mais c’est sous un
rapport différent que la raison y voit soit du marbre, soit un bloc informe. La
privation est donc un principe; non point un principe par soi, mais un principe
par accident, parce qu’elle coïncide avec la matière. De la même manière nous
disons que c’est “par accident” qu’un médecin construit une maison: ce
n’est pas en tant que médecin qu’il construit une maison, mais le constructeur
de la maison coïncide accidentellement, dans le même sujet, avec le médecin. Il
y a toutefois deux sortes d’accidents: les uns sont nécessaires, en ce qu’ils
sont inséparables de leur sujet, comme la faculté de rire pour un être humain;
les autres ne sont pas nécessaires, ils sont séparables de leur sujet, comme la
couleur de la peau. En sorte que, si la privation est principe par accident,
cela ne veut pas dire qu’elle ne soit pas nécessaire à la production: car la
matière n’est jamais libérée de toute privation; dans la mesure où elle existe
sous une certaine forme, elle est privée d’une autre forme, et inverse ment.
7. — Que la production se fasse à partir du “non-être”
ne signifie pas que la négation soit un principe. C’est la privation, et non la
négation, qui est principe: car la négation n’a pas besoin de l’existence
réelle du sujet auquel elle s’applique. “Ne pas voir” peut se dire même de
choses qui n’existent pas; on peut dire: “une chimère ne voit pas”; et on peut
le dire aussi des êtres qui n’ont pas été faits pour voir, comme les pierres.
Mais une privation ne peut être affirmée que pour un sujet déterminé, et apte à
posséder ce dont il est privé: la cécité ne peut être affirmée qu’au sujet
d’êtres créés pour voir. La production ne s’opère pas à partir du non-être pur
et simple, mais à par tir du non-être qui est dans un sujet, et non pas dans
n’importe quel sujet, mais dans un sujet déterminé (on n’enflamme pas n’importe
quelle matière non enflammée; on en flamme seulement celles des matières non
enflammées qui sont capables de s’enflammer): il s’ensuit que la privation est
principe, et que la négation ne l’est pas. Mais la privation se distingue des
autres principes en ceci que les autres sont principe aussi bien au stade de
l’être achevé qu’au stade de l’être en devenir. Ainsi, dans le cas de la
statue: sa fabrication requiert à la fois la pierre et la configuration de
statue; la statue une fois faite, la pierre et la configuration demeurent. La
privation, elle, est- principe au stade du devenir, mais non pas au stade de
l’être achevé: quand la statue est encore en - devenir, elle n’est pas encore
une statue; si elle l’était déjà, elle ne le deviendrait pas; car tout ce qui
devient n’est pas encore, si ce n’est en tant que “se faisant à travers le
temps et le mouvement. Quand la pierre est devenue statue, elle n’est plus
privée de la forme de statue, la privation disparaît il ne peut y avoir en même
temps affirmation et négation, on ne peut être en même temps privé de quelque
chose et en possession de cette même chose. Ainsi la privation est principe par
accident, comme nous l’avons déjà dit; les autres principes sont principes par
eux-mêmes.
8. — De tout cela il ressort que la matière, au
regard de la raison, se distingue de la forme et de la privation. La matière
est le sujet où existent la forme et la privation: par exemple, c’est la pierre
qui est un bloc sans configuration, c’est la pierre qui reçoit la forme de
statue. Il arrive cependant que l’on comprenne la matière tantôt avec
privation, tantôt sans privation par exemple la pierre, bien qu’elle soit
matière de la statue, n’évoque pas forcément l’idée de privation je peux nommer
la pierre sans indiquer nécessairement par là même un objet sans forme ni
configuration; mais la farine, matière du pain, implique nécessairement la
privation de la forme du pain, car le seul fait que je la nomme “farine”
indique un état qui n’est pas celui du pain. Dans la production, la matière —
le sujet matériel — demeure, et non la privation; le composé d’une certaine
matière et d’une certaine privation disparaît: donc la matière qui n’implique
pas nécessairement une certaine privation demeure après la production; la
matière qui implique nécessaire ment une certaine privation est transitoire.
9. — Une matière quelconque est déjà composée avec
une forme: par exemple la pierre, bien qu’elle soit matière par rapport à la
statue, est déjà un composé de matière et de forme; la pierre n’est donc pas
matière première, puisqu’elle a une forme. La matière qui est conçue comme
n’ayant ni forme ni privation, mais comme pouvant en recevoir, est appelée
matière première, en ce sens qu’il n’y a aucune autre matière avant elle; on
l’appelle en grec “hyle”, c’est-à-dire chaos ou confusion. On ne peut
définir et connaître un objet que par sa forme: la matière première ne peut
être aucunement définie et connue en elle-même; elle ne peut l’être que par
rapport à la forme. On peut seulement dire que la matière première est cela qui
est, avec toutes les formes et toutes les privations, dans le même rapport que
la pierre avec la forme de statue et avec la privation de configuration. La
matière première est appelée première absolument. On peut dire qu’une chose est
matière première relativement à un certain genre: par exemple l’eau, par
rapport aux diverses solutions aqueuses. Ce n’est pas une matière absolument
première, car il s’agit déjà d’un composé de matière et de forme, ce qui
suppose évidemment une matière antérieure à ce composé.
10. — Ni la matière première ni la forme ne sont
susceptibles de production et de désintégration. Toute production est passage
d’un point de départ à un point d’aboutisse ment. Le point de départ est la
matière; le point d’aboutissement est la forme. Si la matière et la forme
étaient produites, il faudrait que la matière soit matière de la matière, et
que la forme soit forme de la forme, et ainsi de suite à l’infini. Si bien qu’à
proprement parler, la production ne peut être que production d’un composé de
matière et de forme.
11. — En toutes choses, la matière première est
numériquement une. Mais être numériquement “un” peut s’entendre de deux
manières
a) parce qu’on possède une forme déterminée
numériquement une, par exemple Socrate; en ce sens la matière première n’est
pas numériquement une, puisqu’elle ne comporte aucune forme;
b) parce qu’on ne possède aucune des diversités
qui peuvent créer une multiplicité numérique: en ce sens la matière première
est numériquement une, parce qu’effective ment elle est conçue en dehors de
toutes les caractéristiques qui créent ou qui permettent de créer une
multiplicité numérique.
12. — Bien que la notion de matière première ne
comporte aucune espèce de forme ni de privation (comme la notion de pierre
n’indique point par elle-même si elle est taillée ou non), il faut cependant
remarquer qu’il n’existe nulle part une telle matière, entièrement dépouillée
de toute forme et de toute privation. La matière existe toujours sous une forme
ou sous une autre. Par elle seule la matière ne peut pas exister; la notion de
matière ne comporte aucune forme; la matière ne peut exister en acte, puisque
c’est la forme qui donne l’existence en acte. La matière existe seulement en
puissance. Rien de ce qui existe en acte n’est matière première.
13. — Nous tenons donc bien trois principes de la
réalité naturelle: la matière, la forme et la privation. Mais ils ne suffisent
pas pour qu’il y ait production. Ce qui est en puissance ne peut s’actualiser
soi-même: la pierre, qui est en puissance par rapport à la statue, ne se taille
point elle- même en statue; il y faut un opérateur, qui amène de la puissance à
l’acte la forme de la statue. La forme, pour sa part, ne peut pas non plus se
propulser elle-même de la puissance à l’acte (je parle de la forme de l’objet
produit, de la forme qui est le point d’achèvement de la production); car la
forme n’existe que dans l’être de l’objet produit: l’objet produit est encore
en devenir tant que la production de cet objet n’est pas terminée. En plus de
la matière et de la forme, il faut donc encore un autre principe; un principe
actif, qui est la cause efficiente, autrement dit le moteur” ou i’ t agent”,
qui est le principe du mouvement.
14. — Comme le dit Aristote en son second livre
métaphysique, tout ce qui agit, agit en vue d’un but; il faut donc encore un
autre principe, le but auquel tend l’opérateur: on l’appelle la fin. De ce que
tout agent, naturel ou volontaire agisse en fonction d’une fin, il ne s’ensuit
pas que tout agent connaisse cette fin ou qu’il en délibère. La connaissance de
la fin est nécessaire pour les êtres dont les actions ne sont pas déterminées,
mais se choisissent entre des possibilités opposées, comme c’est le cas pour
les agents volontaires: il leur est indispensable de connaître la fin, car
c’est par elle qu’ils déterminent leurs actions. En revanche, les agents naturels
ont des actions déterminées: ils n’ont pas à choisir eux-mêmes ce qui convient
à leur fin. Avicenne donne l’exemple d’un joueur de cithare qui n’a pas besoin
de délibérer pour savoir quelle corde il faut toucher, parce que cela est
déterminé en lui-même; sans quoi il y aurait une interruption entre chaque
note, ce qui n’irait pas. Mais l’existence ou l’absence de délibération nous
est davantage perceptible dans le cas de l’agent volontaire que dans le cas de
l’agent naturel: si nous comprenons que l’agent volontaire, qui nous est mieux
connu, peut agir quelquefois sans délibération, alors nous devons admettre à
plus forte raison qu’un agent naturel ait la possibilité d’agir sans avoir
délibéré. Il est donc possible qu’un agent naturel tende vers sa fin sans
aucune délibération: “tendre vers sa fin” n’est pas autre chose pour lui
qu’avoir une inclination naturelle dans une certaine direction. D’où il ressort
qu’il existe quatre causes la cause matérielle, la cause efficiente, la cause
formelle, la cause finale.
15. — Bien que “principe” et “cause” soient, selon
Aristote en son quatrième livre métaphysique, deux mots que l’on peut employer
l’un pour l’autre, le même Aristote, dans sa physique, établit qu’il existe
quatre causes et trois principes. Il entend par “causes” les causes
extrinsèques et les causes intrinsèques. La matière et la forme sont les causes
intrinsèques de l’objet produit, parte qu’elles en sont les parties
constitutives; mais les causes efficiente et finale sont des causes extrinsèques,
parce qu’elles sont extérieures à l’objet produit. Or Aristote considère comme
des principes seulement les causes intrinsèques. Quant à la privation, il n’y
voit pas une cause, car si elle est un principe, c’est par accident, ainsi que
nous l’avons dit Lorsque nous disons qu’il existe quatre causes, nous entendons
des causes par soi, auxquelles se ramènent les causes par accident, car tout ce
qui est par accident se ramène à ce qui est par soi.
16. — En son premier livre physique, Aristote
considère donc comme principes les seules causes intrinsèques; mais en son
onzième livre métaphysique il appelle “principes” les causes
extrinsèques et il appelle “éléments” les causes qui sont parties constitutives
de la chose, c’est-à-dire les causes intrinsèques; “principes” et “éléments”
étant également appelés “causes”. Mais il arrive parfois que l’on prenne l’un
pour l’autre. Toute cause peut être appelée principe, et tout principe peut
être appelé cause. Cependant le mot “cause” paraît eu dire davantage que le mot
“principe” pris dans son acception commune. Ce qui est principe, soit en ayant,
soit sans avoir pour conséquence un autre être qui vient après lui, peut être
appelé principe: par exemple le coutelier est appelé principe du couteau,
puisque le couteau existe par l’opération du coutelier. Mais quand un objet
passe du blanc au noir, on dit que la couleur blanche est “au principe” de ce
changement; et d’une manière générale, tout point de départ d’un changement est
appelé principe de ce changement or la couleur blanche n’est pas ce dont
résulte l’état postérieur, à savoir la couleur noire. Le principe que l’on
appelle cause est seule ment celui d’ procède l’état postérieur: la cause est
ce qui a pour conséquence la production d’autre chose. Tandis que ce “principe”
qui est seulement le point de départ à partir duquel s’opère un changement ne
peut, lui, être appelé “cause”, bien qu’il soit appelé “principe”. Pour cette
raison, la privation est un principe, mais n’est pas une cause: la privation
n’est que le point de départ du changement. On peut cependant la nommer cause
par accident, en tant qu’elle coïncide avec la matière, comme nous l’avons dit
plus haut.
17. — “Elément”, au sens propre, se dit seulement
des causes qui entrent dans la composition de l’objet produit, c’est-à-dire des
causes matérielles. Mais point de n’importe quelles causes matérielles:
seulement de celles qui entrent dans la première composition de l’objet. Par
exemple, les membres ne sont pas des éléments du corps humain, parce que les membres
eux-mêmes sont composés. Mais nous appelons “éléments,” la terre et l’eau,
parce que la terre et l’eau nous apparaissent comme n’étant pas eux-mêmes
composés à partir d’autres corps et qu’au contraire nous croyons que c’est à
partir d’eux que se font les composés que sont les corps naturels. C’est
pourquoi Aristote, en son cinquième livre métaphysique, énonce: “Elément” se
dit du premier composant immanent d’un être, spécifiquement indivisible en
d’autres espèces.” Expliquons ces termes. “Premier composant” s’entend d’après
ce que nous avons déjà dit. “Immanent”: pour que l’élément soit distingué de la
matière qui est complètement désintégrée en servant à la production d’un objet.
Par exemple le pain est matière par rapport au sang, mais le sang est alimenté
par la désintégration du pain; le pain ne demeure pas en tant que tel dans le
sang; on ne peut donc pas dire que le pain est un élément du sang. Pour qu’une
matière soit un élément, il faut qu’elle demeure en quelque manière dans le
composé, et n’y soit pas entièrement désintégrée, comme le dit Aristote en son
traité de la production et de la désintégration. “Spécifiquement indivisible en
d’autres espèces”: cela marque la différence entre un élément et des objets
composés de parties qui sont diverses par leur forme (ou espèce): par exemple
la main, composée de chair et d’os qui diffèrent selon l’espèce. Un élément est
indivisible en parties d’espèces différentes; par exemple l’eau [telle qu’elle
nous apparaît au stade actuel de nos connaissances]: n’importe quelle partie de
l’eau, c’est encore de l’eau. Peu importe qu’un élément soit ou non indivisible
selon la quantité; il suffit qu’il ne puisse être décomposé en espèces
différentes. Et s’il ne peut être divisé d’aucune manière, c’est encore un élément:
comme les lettres de l’alphabet sont les éléments des mots. De tout cela il
ressort que le principe a une plus grande extension que la cause, et la cause
une plus grande extension que l’élément. C’est ce que dit Averroès en
commentant le cinquième livre métaphysique d’Aristote.
18. — Donc, il y a quatre sortes de causes. Il
n’est pas impossible qu’un même objet ait plusieurs causes; la statue a pour
cause la pierre et l’artiste: l’artiste comme cause efficiente, la pierre comme
cause matérielle. Il n’est pas impossible non plus que la même cause produise
des effets contraires; le pilote est la cause soit du salut soit de la perte du
navire; il est cause de sa perte par son absence, et cause de son salut par sa
présence, dit Aristote en son second livre physique.
19. — En outre, il n’est pas impossible qu’une même
chose soit cause et effet, non pas sous le même rapport, mais sous des rapports
différents. La promenade est cause efficiente de la santé, et la santé est
cause finale de la promenade; car la promenade est quelquefois cause de la
santé, et faite en vue de la santé. Et de même le corps est matière de l’âme,
et Pâme forme du corps. La cause efficiente est cause par rapport à la fin, car
la fin n’existerait pas en acte sans l’opération de l’agent; et la cause finale
est cause de la cause effluente, car la cause efficiente n’opère que pour
atteindre la fin. Donc la cause efficiente est cause de cela qui constitue la
fin: par exemple la promenade est cause de la santé. Cependant la cause
efficiente ne fait pas que la fin soit la fin, elle n’est pas cause de la
causalité finale, elle ne fait pas que la fin soit cause finale; par exemple:
le médecin fait que la santé existe en acte, mais il ne fait pas que la santé
soit une cause finale. La fin, pour sa part, n’est pas cause de ce qui est
cause efficiente, mais elle est cause de l’efficience de la cause efficiente:
la santé ne fait pas que le médecin soit médecin (je parle de la santé qui est
recouvrée par l’action du médecin), mais la santé est la raison pour laquelle
le médecin agit. La fin est donc cause de la causalité efficiente, parce
qu’elle est la raison pour laquelle agit la cause efficiente; et de même c’est
la fin qui fait que la matière est matière, que la forme est forme, puisque
c’est en vue de la fin que la matière reçoit une forme et que la forme
perfectionne une matière. Donc la fin est la cause des causes, parce qu’elle
est la cause de la causalité dans toutes les causes. La matière est cause de la
forme, en ce que la forme n’existe pas en dehors d’une matière; et de même la
forme est cause de la matière, en ce que la matière n’a pas d’existence en acte
en dehors de la forme. La matière et la forme sont relatives l’une à l’autre,
comme le dit Aristote en son second livre physique. La matière et la forme sont
à l’égard de leur composé dans le même rap port que les parties à l’égard du
tout, ou que le simple à l’égard du composé; et inversement.
20. — Toute cause, en tant que cause, est naturellement
antérieure à son effet. Mais l’antériorité, dit Aristote, s’entend en deux sens
cette double acception fait qu’une chose peut être à la fois antérieure et
postérieure à une autre, et peut être à la fois cause et effet. L’antériorité
s’entend soit dans l’ordre de la production et du temps, soit dans l’ordre de
la substance et de ce qui la complète. L’action de la nature procède de
l’imparfait au parfait, de l’incomplet au complet: l’imparfait est antérieur au
parfait dans l’ordre de la production et du temps; mais le parfait est
antérieur à l’imparfait dans l’ordre de la substance: l’homme est antérieur à
l’enfant dans l’ordre de la substance et de ce qui la complète, l’enfant est
antérieur à l’homme dans l’ordre de la production et du temps. Bien que, dans
les choses produites, l’imparfait soit antérieur au parfait, et la puissance
antérieure à l’acte, si l’on considère que dans un seul et même être
l’imparfait précède le parfait et la puissance précède l’acte, cependant, à
parler selon l’ordre des choses en elles-mêmes, il est nécessaire que l’acte et
le parfait soient antérieurs: car ce qui amène la puissance à l’acte, c’est un
être en acte, et ce qui parfait l’imparfait, c’est un être parfait. La matière
est antérieure à la forme dans l’ordre de la production et du temps: en effet,
ce à quoi advient quelque chose est antérieur à ce qui lui advient. Mais la
forme est antérieure à la matière dans l’ordre de la substance et de ce qui la
complète, car c’est seulement par la forme que la matière a une existence
complète. Et de même, la cause efficiente, qui est moteur vers la fin, est
antérieure à la fin dans l’ordre de la production et du temps; mais la fin est
antérieure à la cause efficiente en tant qu’efficiente dans l’ordre de la
substance et de ce qui la complète, puisque l’action de la cause efficiente
n’existe complètement que par la fin. Ainsi donc, la cause matérielle et la
cause efficiente sont antérieures selon les étapes de la production; la cause
formelle et la cause finale sont antérieures selon les degrés de la perfection.
21. — Il existe deux sortes de nécessité la
nécessité absolue et la nécessité conditionnelle. La nécessité absolue est
celle qui provient des causes antérieures selon l’ordre de production, la cause
matérielle et la cause efficiente; par exemple la nécessité de la mort provient
de la matière et du fait que nous sommes un composé de contraires: nécessité
absolue parce qu’elle ne peut être empêchée. On l’appelle encore: nécessité
matérielle. La nécessité conditionnelle provient des causes qui sont
postérieures dans l’ordre de la production: la cause formelle et la cause
finale. Par exemple: il est nécessaire qu’il y ait conception pour qu’un homme
soit engendré. C’est une nécessité conditionnelle, en ce sens qu’il n’est pas
nécessaire, en soi, que toute femme conçoive; c’est seulement pour qu’un homme
naisse qu’il est nécessaire qu’une femme conçoive. On l’appelle: nécessité en
fonction de la fin.
22. — Trois des quatre causes peuvent d’aventure
n’en faire qu’une: la cause formelle, la cause finale et la cause efficiente.
Exemple: la propagation du feu. Le feu pro duit le feu, en quoi il est cause
efficiente; il est cause formelle, en ce qu’il fait exister en acte ce qui
existait en puissance; et il est cause finale, il est le terme de l’action et
le but de l’action. Mais il faut distinguer deux sortes de fin la chose que
l’on veut produire, et le but de cette production. Exemple: la forme du couteau
est la fin que l’on veut produire quand on fabrique un couteau; mais on le
fabrique dans l’intention de pouvoir couper: couper est la fin de l’objet
produit, la fin du couteau. De ces deux fins, seule celle qui est le but de la
production peut coïncider parfois avec la cause efficiente et la cause
formelle: quand la production se fait par un être de même espèce que l’être
produit, par exemple quand un être humain engendre un être humain, quand une
olive engendre une olive. En revanche la fin de l’être produit ne peut coin-
eider avec les causes efficiente et formelle. Mais quand nous disons que trois
des quatre causes peuvent n’en faire qu’une, il faut s’entendre: la fin et la
forme ne font qu’un, en ce que la forme de l’objet produit et le but de la
production sont une seule et même chose. Pour la cause efficiente il en est
autre ment. Elle n’est pas un seul et même individu avec la forme et la fin:
elle appartient seule ment à la même espèce. Il est impossible que le
producteur et le produit soient un seul et même individu, mais ils peuvent être
de la même espèce. Quand un homme engendre un homme, le père et le fils sont
numériquement deux, ils sont un quant à l’espèce. La matière pour sa part ne
peut s’identifier avec les trois autres causes. Du fait qu’elle est un être en
puissance, elle a valeur d’imparfait. Les autres causes existent en acte et ont
valeur de parfait. Le parfait et l’imparfait ne peuvent pas ne faire qu’un.
23. — Chacune des quatre causes peut s’entendre de
diverses manières. Une cause peut être antérieure ou postérieure. L’art médical
et le médecin sont causes de la santé: l’art médical cause antérieure, le
médecin cause postérieure; il en est de même pour la cause formelle et pour les
autres causes. Mais nous devons toujours ramener la question à la cause
première. Si par exemple on demande: — Pourquoi cet homme est-il guéri? la
réponse est: — Parce que le médecin l’a guéri. Allons plus loin — Pourquoi le
médecin l’a-t-il guéri? — Parce qu’il possède l’art de guérir.
24. — La cause postérieure est appelée cause
prochaine; la cause antérieure est appelée cause lointaine. Toujours ce qui est
plus universel est cause lointaine, ce qui est plus particulier est cause
prochaine. Ainsi, la forme prochaine de l’homme est sa définition: animal
raisonnable. Mais la forme de l’animal est plus éloignée, et plus éloignée
encore la forme générale de substance. C’est toujours le supérieur qui est la
forme de l’inférieur. Et de même la matière prochaine de la statue est la
pierre, sa matière lointaine est le minéral, et sa matière encore plus éloignée
est le corps solide.
25. — Les causes sont cause par soi ou cause par
accident. La cause par soi est cause de l’effet en tant que tel: l’architecte
cause efficiente de la maison, le bois cause matérielle de l’escabeau. La cause
par accident est un accident de la cause par soi: si un grammairien bâtit une
maison, le grammairien est bien cause efficiente de la maison, mais cause par
accident, car ce n’est pas en tant que grammairien qu’il bâtit la maison: c’est
en tant que le constructeur est, par accident grammairien. Et ainsi de suite
pour les autres causes.
26. — Les
causes sont cause simple ou cause composée. La cause simple est la cause par
soi, ou la cause par accident, prise isolé ment: le constructeur est cause de
la mai son, le médecin est cause de la maison. La cause composée est celle qui
réunit dans son énoncé la cause par soi et la cause par accident, quand nous
disons par exemple: le médecin constructeur est cause de la maison. Selon
Avicenne, la cause simple est celle qui est cause sans le secours d’une autre:
le bloc de pierre est cause matérielle de la statue sans adjonction d’un autre
bloc ou d’un autre minéral; le médecin guérit les malades; le feu réchauffe. La
cause est une cause composée quand elle a besoin du concours de plusieurs pour
être cause: un seul homme n’est pas la cause du mouvement d’un navire, il en
faut plusieurs; une seule pierre n’est pas la cause matérielle d’une maison, il
en faut beaucoup.
27. — Les causes sont cause en acte ou cause en
puissance. La cause en acte est celle qui produit présentement son effet: le
constructeur pendant qu’il construit, la pierre dont est faite la statue. La
cause en puissance est celle qui, bien qu’elle ne produise présente- ment aucun
effet, est susceptible d’en produire: le constructeur qui ne construit pas,
mais peut construire; la pierre qui n’est pas encore statue. La cause et
l’effet doivent nécessairement être en acte en même temps. Pour que le
constructeur soit un constructeur en acte, il faut qu’il construise; et pour
que la construction existe en acte, il faut un constructeur en acte. Mais cela
n’est pas nécessaire pour les causes en puissance. Une cause prise au sens
général correspond à un effet pris au sens général; une cause prise au sens
particulier correspond à un effet pris au sens particulier: l’architecte (en
général) est cause de la maison (en général), cet architecte est cause de cette
maison.
28. — Pour les principes intrinsèques, matière et
forme, voici ce qu’il faut savoir en ce qui concerne leur identité, leur
distinction et celles de leurs effets. Certains d’entre eux sont identiques en
nombre, ils sont un seul individu Socrate et cet homme (que l’on désigne en
montrant Socrate). Certains autres sont numériquement divers et identiques par
l’espèce: Socrate et Platon, soit deux individus, mais une seule espèce
humaine. Certains diffèrent par l’espèce et sont identiques quant au genre:
l’homme et l’âne relèvent du même genre, le genre animal,. Certains enfin
diffèrent par le genre et ne sont qu’analogues la substance et la quantité, qui
n’appartiennent pas à un même genre et dont la notion n’a d’unité que par
analogie: ils n’ont en commun que l’être. Or l’être n’est pas un genre, car
l’être se dit des divers êtres non d’une manière univoque mais d’une manière
analogue.
29. — Pour comprendre ce qui vient d’être dit, il
faut savoir qu’il y a trois manières différentes d’appliquer une même
dénomination à une pluralité d’êtres on peut le faire en un sens univoque, en
un sens équivoque ou en un sens analogue.
La dénomination univoque est celle qui emploie un seul et même mot selon
une seule et même signification — c’est-à-dire une seule et même définition:
par exemple “animal” se dit en un sens univoque aussi bien de l’homme que de
l’âne; l’un et l’autre sont appelés “animal”, l’un et l’autre sont une “substance
sensible animée” (ce qui est la définition de l’animal). La dénomination
équivoque est celle qui donne à des êtres divers un même nom employé dans des
sens différents: “le chien” désigne un animal qui aboie et désigne aussi une
constellation dans le ciel. L’animal et la constellation ont le même nom, ils
n’ont pas la même définition, le mot chien” n’a donc pas dans les deux cas la
même signification car la signification d’un mot, c’est sa définition, comme
dit Aristote en son quatrième livre métaphysique. La dénomination analogue
applique un même mot à des réalités qui diffèrent par leur nature et leur
définition, mais sont envisagées sous un rapport qui leur est commun. Par
exemple le mot “sain” se dit d’un être vivant, il se dit aussi de l’urine, il
se dit d’une boisson, mais il n’a pas entièrement le même sens dans ces trois
cas. On dit que l’urine est saine en ce sens qu’on trouve en elle un symptôme
de santé; l’être vivant est sain en tant qu’il est le sujet de la santé; une
boisson est saine en ce qu’elle ne nuit pas à la santé. Ces trois sens distincts
se rapportent à une seule et même fin, la santé.
30. — En effet, il arrive que les choses qui ont un
rapport d’analogie, autrement dit de proportion ou de comparaison, se
rapportent à une seule et même fin, comme on vient de le voir dans l’exemple de
la santé. D’autres fois elles se rapportent à une seule et même cause
efficiente: on appelle “médical” l’acte accompli par un docteur qui connaît la
médecine ou par une commère qui ne la connaît pas; on parle même d’instruments “médicaux”,
par référence à un même genre d’acte, l’acte médical. Dans d’autres cas, c’est
par référence à un seul et même sujet: l’être se dit de la substance, mais
aussi de la quantité, de la qualité et des autres accidents. Ce n’est pas
entièrement dans le même sens que la substance est un être, et que la qualité
et les autres accidents le sont aussi: mais l’être se dit des accidents eux
aussi, en ce sens que les accidents sont les attributs de la substance, qui est
leur sujet. L’être se dit premièrement de la substance, et par voie de
conséquence se dit aussi de tous les accidents. L’être n’est pas un genre
commun à la substance et à la qualité et aux autres attributs, car aucun genre
ne peut être attribué à ses propres espèces de cette manière-là, c’est-à-dire
premièrement à l’une d’entre elles, et aux autres par voie de conséquence.
L’être est attribué à la substance et aux accidents de manière ana logue. La
substance et un accident comme la quantité n’appartiennent pas au même genre;
ce qui leur est commun est une analogie.
31. — Pour les dénominations multiples qui
désignent un seul et même individu, il n’y a qu’une seule matière et qu’une
seule forme: par exemple “Alexandre” et “le roi de Macédoine”. Pour celles qui
désignent des individus divers appartenant à une même espèce, il y a
multiplicité de matière et de forme, mais non d’espèce: Socrate et Platon; et
pareillement pour celles qui désignent un même genre et dont les principes
appartiennent au même genre: la forme et la matière d’un cheval et d’un âne
diffèrent par l’espèce mais non par le genre. Et de même encore pour celles qui
sont employées seule ment de manière analogue, ou proportionnelle: leurs
principes sont les mêmes seule ment par analogie ou proportion. La matière, la
forme et la privation, autre ment dit la puissance et l’acte, sont les
principes de la substance et des autres genres. Mais la matière, la forme et la
privation diffèrent de genre selon qu’il s’agit de la substance ou d’un
accident; si les mêmes notions de matière, de forme et de privation s’appliquent
aussi bien aux accidents qu’à la substance, c’est par une analogie de
proportionnalité c’est-à-dire qu’il y a le même rapport, d’une part, entre la
matière de la substance et la substance elle-même, d’autre part entre la
matière d’un accident tel que la quantité et la quantité elle-même. Comme la
substance est la cause de tous les accidents, les principes de la substance
sont les principes de tous les accidents.
FIN DE L'OPUSCULE 45: LES PRINCIPES DE LA
RÉALITE NATURELLE