par le Père A. GARDEIL, O.P.
Chapitres
Préface
Les études que nous publions ont servi de thème à
une retraite prêchée en 1923 aux Petites Sœurs dominicaines gardes-malades des
pauvres de la maison de Beaune.
Ce n'était pas la première fois que le P. Gardeil
entreprenait ainsi, dans le cadre d'exercices spirituels réguliers, l'exposé
d'ensemble de la doctrine des Dons et des Fruits du Saint-Esprit. Déjà, pour ne
parler Que de son ministère dans cette congrégation, en 1917 à Orléans et en
1923 à Verviers, il avait prêché en des circonstances analogues sur ce sujet,
et il y a tout lieu de croire Qu'il fit bénéficier d'autres communautés d'une
doctrine spirituelle dont il avait de longue date acquis la maîtrise.
Cet enseignement convient tout d'abord aux âmes
consacrées à Dieu, dans l'état religieux; il n'en sera pas moins profitable à
tous ceux, prêtres et mêmes laïcs, Qui aspirent à une vie spirituelle élevée. « L'esprit souffle où il veut. » La
rosée bienfaisante de ses dons et de ses fruits n'est le privilège, d'aucun
genre de vie : elle peut descendre en toute âme sanctifiée par la grâce. C'est donc au sens le plus vrai du mot une retraite sur la vie
chrétienne que l'on trouvera dans ces pages.
Nous croyons utile ici d'attirer l'attention sur un
point: nous n'avons pas là une retraite fondamentale ou plus exactement la
retraite fondamentale sur la Vie chrétienne. L'activité propre aux dons ne se
déploie, du moins selon la nature des choses, que sur la base des vertus
théologales, par où l'âme prend contact avec le divin, et sur le fondement des
vertus morales, par quoi notre vie est rectifiée à l'endroit de Dieu. A ces
bases de la vie chrétienne le P. Gardeil consacrait une autre série de
conférences dont ici il présuppose les résultats acquis.
L'on en trouvera toutefois dans cette série
d'études, particulièrement dans la première, un rappel suffisant pour qu'on
puisse, sans autres explications et sans crainte de s'égarer, se situer au
point de vue propre de ces réflexions.
Le texte de cette retraite n'est pas de la main du
P. Gardeil, qui, selon sa manière habituelle, avait parlé ex abundantia
cordis ; il a été recueilli par une de ses auditrices, mais lui-même en
avait soigneusement revu la reportation qu'il avait adoptée pour son utilité
personnelle: c'est donc une œuvre authentiquée par son maître, dont elle porté
d'ailleurs, de manière indéniable, l'empreinte originale. Avec la rigueur
théologique de l'exposé, la religieuse qui a pieusement transcrit ces
instructions a eu le bonheur de garder quelque chose de cette flamme
intérieure, contenue, mais si ardente, qui faisait de la parole du P. Gardeil,
en même temps qu'une œuvre de vérité, l'œuvre d'un cœur d'apôtre. Puissent donc
ces pages prolonger et étendre, si Dieu le veut, l'action surnaturelle de celui
qui certes fut et demeura toujours un théologien, c'est-à-dire l'homme de, la
science divine, mais qui avait compris et senti que cette science est en même
temps sagesse, science savoureuse, sapida scientia !
Le Saulchoir. Fr. H.-D.
Gardeil o.p.
Le Saint-Esprit dans la Vie Chrétienne
Avant-propos
Il nous faut d'abord
préciser la place qu'occupe le Saint-Esprit, et particulièrement les
inspirations du Saint-Esprit, dans notre vie chrétienne, et pour cela nous
faire un tableau d'ensemble des merveilles de cette vie chrétienne que nous
sommes destinés à vivre dans sa perfection, car la vie religieuse est la
perfection de la vie chrétienne : ce n'est pas une vie à part, elle plonge
ses racines dans la vie chrétienne. Elle est plus parfaite par un plus grand
amour, plus grand en ce que, non seulement il retranche ce qui est défendu,
mais immole ce qui est permis: c'est la différence entre la vie chrétienne et
la vie religieuse. Pour l'une et l'autre le commandement est le même :
« Tu aimeras Dieu de tout ton cœur, de tout ton esprit, de toutes tes
forces » Il y a des âmes chrétiennes qui sont plus saintes que les nôtres,
parce qu'elles mènent une vie plus profonde, plus sacrifiées, plus héroïque.
Elles ne sont pas pour autant dans l'état de perfection, parce qu'elles ne font
pas officiellement profession de tendre à la perfection par le retranchement du
permis; elles font bien le retranchement, mais là n'est pas leur soin
principal.
I. – La vie chrétienne
La vie chrétienne, ainsi
appelée parce qu'elle nous a été apportée par le Christ, c'est notre vie
éternelle du ciel déjà inaugurée dès maintenant, avec tout ce qui la compose,
la remplit, avec tous ses éléments, sauf un seul: nous ne voyons pas Dieu. Et,
par suite, notre charité n'est pas excitée comme elle le sera par la vision
divine; et aussi, il est toujours possible que nous perdions cette vie, tandis
qu'au ciel, nous ne pourrons pas nous en détacher.
Est-ce que maintenant nous
possédons Dieu aussi réellement et substantiellement que dans la vie éternelle?
Oui, notre âme a ce bonheur quand elle possède la grâce sanctifiante; nous
possédons Dieu aussi réellement que les bienheureux.
Dieu est partout et tout
entier partout. Nous ne pouvons pas facilement nous en faire une idée. Dieu,
qui est l'Esprit infini, est d'une manière spéciale en tout. Notre âme est dans
tout notre corps. Dieu est dans toute la création. Partout où il crée,
conserve, fait agir, Dieu existe tout entier. Quand nous disons que Dieu est
immense, cela signifie qu'il est absolument partout présent, non seulement
comme nous, quand nous voyons, mais par sa personne, réellement,
substantiellement. Il ne peut faire les choses sans les créer, et on est là où
on crée, sans intermédiaire, Il est donc en tout.
Mais combien il est plus en
l'âme du juste! S'il est tout entier dans les choses, c'est qu'il le faut,
puisqu'il produit l'être de toute chose; mais il y est matériellement, avec
indifférence complète du côté de l'être qui ne se doute pas de sa présence, qui
n'a pas de quoi savoir qu'il reçoit son Dieu. Il impose là sa présence. Dans
une âme humaine, Dieu rencontre déjà un pouvoir lointain de le connaître et de
l'aimer. Mais quand cette âme possède la grâce sanctifiante, qui est une
participation à la nature divine elle-même, qui lui permet de faire les actes
réservés à Dieu, de le connaître et de l'aimer, elle est capable de se saisir
de son Dieu, elle est divinisée. Elle peut faire, dans son plan de créature,
cet acte souverain de Dieu qui se saisit, se possède lui-même, par sa
connaissance et son amour, dans sa vie éternelle. Quand l'âme est capable de se
saisir ainsi de Dieu, il demeure en elle doublement: d'abord par cette présence
nécessaire qu'il a en tout être, ensuite parce que l'âme, par la pensée et par
l'amour, a le pouvoir de s'ouvrir devant cette présence, étant capable de
recevoir cet hôte intérieur et de l'hospitaliser. C'est ce qu'on appelle
l'habitation de Dieu dans les âmes des justes. Dieu y est comme chez lui.
L'âme, esprit vivant, s'ouvre pour recevoir le Divin Esprit; par sa pensée et
son amour divinisés, elle a pouvoir d'atteindre l'Esprit Divin, de le
connaître, de l'aimer, d'entrer avec lui en relations, relations inégales, mais
intimes, puisque, de part et d'autre, on a de quoi se comprendre et s'aimer.
La vie chrétienne est donc
l'habitation personnelle de Dieu avec l'âme qui s'ouvre pour lui donner
l'hospitalité. Cela se réalise par la puissance qui fait les enfants de Dieu,
dont parle l'évangile de saint Jean (I, 12). Nous avons tout cela si, par la
miséricorde divine, nous sommes en état de grâce. Dieu siège dans le fond de
nous-mêmes. Quand nous désirons sa présence, c'est là qu'il nous faut chercher
l'hôte intérieur, l'ami avec lequel nous pouvons mener, dans une certaine
familiarité, une vie intime, béatifiante pour ceux qui comprennent ces choses.
L'âme dans cet état est une sorte de semence de
l'éternité. Dans la semence, il y a tout ce qui fera la plante; il suffira
qu'elle soit nourrie par l'humidité, par le soleil, pour que tout se déploie;
mais cela ne changera pas sa nature. Notre âme avec sa capacité de saisir Dieu,
et Dieu, germe fécondant, se trouvant à l'intérieur de l'âme, c'est la semence
du ciel, de la béatitude; au fond, le ciel et l'âme du juste, c'est la même
chose; tout est préparé en celle-ci, mais ce n'est pas l'époque de la moisson. Ce don est fait dès le baptême: dans le petit
enfant baptisé, il y a Dieu substantiellement présent, et par la grâce
sanctifiante; il y a la capacité de s'emparer de Dieu.
Quand nous toucherons notre
vie éternelle, il n'y aura pas à regarder à l'est ni au couchant; elle jaillira
des profondeurs de l'âme sanctifiée par la grâce, elle sera la révélation de ce
que nous étions: «Ce que nous serons n'a pas encore apparu», dit saint Paul,
mais déjà cela est. Dans le fond de nos âmes, il y a tout ce qui fera notre
béatitude. Dieu y est substantiellement présent. Le Père est là, le Fils est
là, le Saint-Esprit est là; et là, le Père engendre son Verbe, le Verbe,
expression parfaite du Père, reflète le Père; et tous deux s'aiment infiniment,
et de cet amour procède le Saint-Esprit. Vie d'intimité du Parfait avec
lui-même, dans la connaissance et l'amour, L'âme chrétienne est, par la foi, le
témoin de ce spectacle si extraordinaire qui se passe en elle et qui la met
dans un état d'adoration.
Dieu est là, mais nous avons
cependant encore une route à parcourir. D'un côté, nous sommes au terme puisque
nous avons Dieu; mais d'un autre côté, nous ne l'avons pas pour le posséder
toujours, et nous ne jouissons pas du spectacle visible de sa perfection et de
sa gloire: nous devons gagner notre éternité définitive par les actes de la vie
chrétienne. Le petit enfant qui meurt après son baptême est transporté au lieu
de la divine vision; pour nous, nous avons à faire fructifier les dons que Dieu
nous a faits. Nous avons vu sa mise, il
faut maintenant nos efforts. La route qui nous sépare de l'éternité est longue,
difficile, semée d'obstacles; et puis, il y a divers degrés, on peut y parvenir
plus ou moins vite et plus ou moins parfaitement, obtenir une vue plus ou moins
complète de ce spectacle, une possession plus ou moins grande de ce bien
infini.
II. – Rôle du Saint-Esprit dans la vie
chrétienne
Or, Dieu ne reste pas inactif vis-à-vis des efforts
que nous devons faire pour parcourir la route qui nous fera rejoindre notre
destinée définitive. Et d'abord, c'est lui qui a créé notre âme et qui lui a
donné la grâce avec ces vertus infuses qui s'appellent les vertus théologales
et les vertus morales, qui lui a donné aussi les dons du Saint-Esprit. Mais, de
plus, au dedans de nous, il conserve, entretient, met en mouvement cette vie
que nous tenons de lui. Il n'est pas un geste de notre vie spirituelle sans que
Dieu soit là.
Et c'est maintenant qu'apparaît le rôle du Saint-Esprit.
Quand il s'agit de créer,
tout est commun au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Le Père a voulu que, pour
l'œuvre du salut, le Fils s'incarnât et souffrît pour nous. L'un et l'autre ont
voulu, le salut accompli, que le Saint-Esprit fût chargé de le continuer par la
sanctification de nos âmes, Le Christ, sans doute, est toujours là; il est la
tête de l'Église, il nous vivifie par ses sacrements, nous distribue ses grâces
actuelles, nous instruit par l'Église, nous enveloppe de son action. Mais
surtout, il nous envoie perpétuellement son Saint-Esprit: «Je vous enverrai le
Saint-Esprit, dit-il, il vous enseignera, vous suggérera toutes choses et sera
le consolateur de mon départ (Jean, XIV, 16, 26).» C'est au Saint Esprit qu'est
dévolu, d'une manière mystérieuse, le soin de notre sanctification. Il est le maître de la route, chargé, par le
Père et par le Fils, de nous conduire à la vie éternelle.
Or, le Saint-Esprit a deux
façons de nous conduire. Souffle d'amour du Père et du Fils, il agit sous forme
d'inspirations qui prennent une double voie. Quelquefois,
simplement, il nous laisse agir par nous-mêmes, faire des actes de foi,
d'espérance, de charité, ou des actes de prudence, de justice, de force ou de
tempérance; nous mettons nous-mêmes ces actes en branle. Le Saint-Esprit veille
sur cette action, nous sommes sous l'impression de cet amour divin; mais nous
gardons la maîtrise, la conduite de notre vie. Pour faire un acte d'adoration,
par exemple, nous nous y appliquons, nous faisons nous-mêmes un effort; de
même, pour un acte de justice ou de charité, nous réfléchissons à la meilleure
manière de faire, nous veillons à ne pas blesser la charité par nos paroles,
nous agissons fortement pour réprimer notre impression... Le Saint-Esprit n'est pas absent, il est la
cause première qui applique à l'action nos énergies surnaturelles; mais nous
gardons la direction. Et c'est là
le fond de la vie chrétienne: le gouvernement surnaturel, mais personnel, de
nous-mêmes par les vertus chrétiennes.
Cela a ses inconvénients: nous
possédons les vertus d'une manière si imparfaite ! Nous pouvons tomber si
facilement dans des fautes plus ou moins graves, moins graves cependant dans la
vie religieuse ! Il y a tant de pièges, de difficultés, de tentations,
auxquelles même dans la Vie religieuse nous n'échappons pas ! Le
Saint-Esprit, qui a tant fait que de nous donner ces énergies qui sont les
vertus, et de nous aider à les mettre en pratique, ne pourrait-il pas venir à
notre secours plus efficacement ? S'il prenait la direction lui-même,
comme cela nous serait avantageux, comme nous serions assurés contre ces
défaillances !
Or, cela existe. Cette seconde
intervention de l'Esprit-Saint nous est garantie par ce que nous appelons les
sept dons du Saint-Esprit, dons de Sagesse, d'Intelligence, de Conseil, de
Force, de Science, de piété et de Crainte de Dieu. Le Saint-Esprit, par des
inspirations correspondantes à ses dons, nous actionne, nous pousse lui-même;
et alors, nous sommes dans ses mains comme des instruments, nous n'avons plus
la première place dans la direction de notre conduite: remplis de ses secours,
nous n'avons qu'à consentir à son œuvre, le travail est plus facile, les
difficultés sont éliminées.
Telle est la différence entre
les deux manières de travailler à notre salut. On pourrait les comparer, à la
marche d'une barque à la rame ou à la voile. A rame, il faut travailler à force
de bras et diriger la barque: on garde la tête, Mais à voiles, si le vent
souffle, il n'est plus besoin, ou au moins plus aussi nécessaire, de se donner
de la peine; on va plus vite et on est moins fatigué.
Agir par les vertus actives de
foi, d'espérance et de charité et par les vertus morales infuses de prudence,
de justice, de force et de tempérance avec toutes leurs ramifications, demande
des efforts. C'est là le fond de notre
vie, car l'Esprit ne souffle pas toujours. Cependant, ce moyen de surcroît, ce
souffle nous est garanti par le fait même qu'avec la grâce sanctifiante nous
possédons les dons qui nous sont infusés avec le baptême.
III. – Quelques remarques
importantes
1.
– Les dons ne sont pas les inspirations mêmes du Saint-Esprit; ce sont
les puissances qui rendent notre âme impressionnable sous l'inspiration directe
du Saint-Esprit, ce sont des amorces et comme des voiles destinées à capter le
souffle du Saint-Esprit. Notre âme n'est pas ainsi divinement impressionnable
par nature; mais, quand elle aime Dieu par grâce, elle s'offre à l'Esprit
d'Amour, Esprit de Science, de Force, d'Intelligence...; nous tendons ainsi
notre voile nous-mêmes avec le secours ordinaire de la grâce, et le
Saint-Esprit souffle et conduit notre marche, Les dons, vis-à-vis des
inspirations, ressemblent aux récepteurs de télégraphie sans fil qui permettent
de tout recevoir à des distances incalculables. Quelques fils suspendus ont le
don de capter ces ondes électriques, de les centraliser, et les pensées qui
traversent l'air sont ainsi communiquées. Les dons sont dans l'âme comme ces
fils impressionnables, capables de capter les inspirations du Saint-Esprit au
bénéfice de notre âme. Et plus l'âme aime Dieu, plus elle est ainsi
impressionnable.
2.
– Les dons du Saint-Esprit ne sont pas plus importants que la charité;
ils n'existeraient pas dans une âme, s'il n'y avait déjà la charité, qui
demeure la chose principale. Mais, dans une âme qui aime Dieu, il y a ces
impressionnabilités, ces sept dons; nous pouvons tendre notre voile où notre
fil, et le souffle ou l'onde y dépose ces forces qui viennent de la divinité
pour nous conduire.
Le Saint-Esprit est ainsi
le maître de toute la route. Demeurant au fond de nous-mêmes, c'est du dedans
qu'il nous pousse, soit qu'il nous laisse notre activité, soit qu'à notre appel
il se charge lui-même de la marche. Dans les difficultés, les tentations, les épreuves, si notre voile est
tendue, nous traversons la tourmente et arrivons de l'autre côté. Cela ne se
passe pas sans sacrifices, mais nous sommes aidés à les faire ; il nous
suffit d'être dociles, de ne pas cesser d'exposer notre âme aux inspirations,
et nous sommes assurés de réussir plus efficacement par le moyen essentiellement
divin des inspirations qui nous conduisent, que par le moyen plus ordinaire où
nous dirigeons nous mêmes notre marche.
3.
– Il ne s'agit pas de phénomènes extraordinaires, de voies spirituelles
éthérées : il est certain que le Saint-Esprit conduira notre marche plus
haut, puisqu'il habite dans les régions élevées; mais, comme la Sagesse atteint
tout, d'un bout à l'autre, il nous facilitera aussi bien la répression de nos
mauvaises tendances, par exemple l'impatience, le découragement, la distraction
dans les prières... Il n'agit pas moins pour les petites choses que pour les
grandes, son pouvoir s'étend aux plus menus détails comme aux grandes
choses : c'est le propre de l'Esprit infiniment parfait.
Sous son inspiration, nous
allons pouvoir passer en revue tous les actes de la vie ordinaire; le point de
vue seul est changé. L'action des dons du Saint-Esprit ne diffère pas de
l'activité des vertus par la matière dont elle s'occupe ; mais cette
matière est atteinte d'une autre façon, par le souffle du Saint-Esprit :
au lieu d'agir de notre propre initiative, nous sommes instruments et non
maîtres ; mais tout cela ne constitue qu'une seule vie chrétienne et,
partant, qu'une seule vie religieuse.
4.
– L'activité propre des dons du Saint-Esprit, d'après saint Augustin et
saint Thomas, est représentée dans les sept premières béatitudes de saint
Matthieu(V, 3). Notre gouvernement par le Saint-Esprit aurait pour but de
susciter en nous cette pauvreté, cette douceur, etc... Chaque béatitude se rattache ainsi à un don.
L'Esprit se contente d'inspirer les points
principaux. Pour la pauvreté d'esprit, par exemple, au lieu que nous ayons à
travailler en détail contre les concupiscences, le Saint-Esprit nous donne un
esprit de dépouillement, et tout devient pur par l'Esprit d'en-haut: ce
compartiment de notre vie est mis en ordre. De même pour les larmes: un souffle s'empare de
nous et produit d'emblée les effets d'un travail patient.
Pour ce qui est de l'ordre à
suivre, Notre-Seigneur ayant tous les dons dans leur plénitude, et les ayant
exercés ainsi, il était normal que l'Ecriture commençât par lui attribuer le
plus parfait, la Sagesse (Isaïe, XI, 2 et 3). Pour nous, nous commençons par le
bas: «la crainte est le commencement de la Sagesse» (Ps, CX, 10).
Réfléchissons à ces choses qui
peuvent nous apporter un secours pour notre vie surnaturelle, un élan vers la
perfection, si nous avons le culte de cette sorte d'opération du Saint-Esprit.
Recueillons avec reconnaissance et docilité nos pensées sur cet Esprit divin qui
est en nous, et nous attirerons ses bénédictions.
Le Saint-Esprit dans la Vie Chrétienne
Chapitre I
Le don de Crainte
« Le premier commencement de la Sagesse,
c'est la crainte du Seigneur. » (Ps, CX, 10)
c'est la crainte du Seigneur. » (Ps, CX, 10)
Le
premier souffle que produit dans l'âme le Saint-Esprit, sa toute première
inspiration, lorsque par exemple il convertit une âme du mal au bien ou
inaugure un progrès, c'est la crainte de Dieu.
Le
mot : crainte de Dieu, nous glace ; nous aimons parler d'amour de
Dieu, et non pas de crainte, et nous avons raison. Cependant il est une
crainte que nous ne pouvons pas récuser.
I. – La crainte, don du Saint-Esprit
Il
est une crainte qui n'est autre chose que la peur, la passion de la peur,
passion peu honorable et purement humaine. Il y a de pauvres âmes qui craignent
ainsi Dieu et qui, par peur, se cachent de lui. Adam et Eve eurent peur au
paradis terrestre, parce qu'ils avaient péché; de même le serviteur infidèle
qui craignant la sévérité de son maître, cacha son talent. Telle fut la crainte
de saint Pierre, qui prit peur d'une servante et renia son Maître. Cette peur
nous fait pécher, elle est mauvaise: elle n'a pas ses entrées dans le royaume
de Dieu.
Il
est une autre crainte, celle des serviteurs. Lorsque cette crainte, appelée
crainte servile, est le seul motif de nos bonnes actions, elle les vicie à
fond. C'est le fait de celui qui ne servirait Dieu que par crainte de ses
jugements et de l'enfer, et qui dirait: S'il n'y avait pas d'enfer, je mènerais
autrement ma vie. Cette crainte servile est mauvaise, capable d'engendrer des
péchés...
Il
est cependant une certaine crainte de serviteur, crainte des jugements de Dieu,
de ses châtiments, qui peut être utilisée pour de bonnes fins. Cette crainte
peut nous aider, nous retenir dans certains cas. On l'utilise dans l'éducation
des enfants, par exemple, qui ne sont pas encore accessibles aux motifs élevés.
Lorsque l'amour de Dieu n'en est pas exclu, quand elle n'est pas le motif
unique, cette crainte est un moyen, elle a sa bonté; elle fait certaines
conversions, et peut retenir dans la vraie voie. Le
Concile de Trente la déclare un don de Dieu, contre les Protestants.
Il
y a enfin la crainte filiale, celle des enfants. Lorsqu'une âme aime vraiment
Dieu de tout son cœur, voyant en lui la Bonté parfaite, l'unique Bien, sachant
qu'il est son Père qui L'aime, elle ne laisse pas de voir cependant combien il
est grand, majestueux, enfermé dans son secret impénétrable; avec ses
redoutables, jugements redoutables, sa toute-puissance infinie. Que fera-t-elle
entre ces deux perspectives: un Dieu terrible et un Dieu Père? De quel côté se
tournera le mouvement de son cœur? Lui faudra-t-il, à cause de sa majesté, fuir son
Père? Ou rejeter toute crainte à cause de sa bonté, qui n'empêche cependant pas
sa justice? Si vraiment elle aime Dieu, elle n'a qu'un seul parti à prendre: se
rejeter du côté de son Père. Que peut-elle craindre, en effet, sinon d'être
séparée de lui? Elle craindra donc parce que Dieu est saint, et qu'elle est
pécheresse; parce qu'il est grand, et qu'elle est si petite. Mais ce sera la
crainte d'un enfant pour son Père qu'elle sait bon, et elle en viendra à se
jeter entre ses bras pour se rassurer contre sa grandeur même. Cette crainte n'oublie pas sans doute la majesté de Dieu, sa justice et ses
châtiments, mais elle se retourne en affection, en un désir plus ardent de lui
appartenir, de ne jamais être séparée de lui. Quelle différence entre cette crainte
d'être séparé de Dieu et la crainte servile qui ne fait obéir à ses
commandements que par peur de lui!
La
crainte filiale dans son fond est faite d'amour. Elle est crainte toujours: on
a peur d'être indigne de la majesté, de la perfection, de la sainteté de Dieu;
mais c'est une crainte inspirée par l'amour. C'est cette crainte qu'inspire le
Saint-Esprit quand nous mettons en acte notre don de Crainte, lequel ne se
trouve que dans l'âme qui aime Dieu.
Cette
inspiration de crainte est intimement liée, on le voit, avec ce que nous
appelons la piété, cette partie de la vertu de religion par laquelle nous
regardons Dieu comme un Père. C'est pourquoi, au dire de saint Thomas, le don
de Crainte est un des auxiliaires de la vertu de religion. Les âmes vraiment
pieuses, qui regardent Dieu comme un Père, reçoivent de l'inspiration du don de
Crainte une surabondance de force pour adhérer à leur Père.
II. – Les effets du don de crainte
De
cet état d'une âme soumise à l'action de l'Esprit de Crainte, il résulte
qu'elle s'abandonne à Dieu, qu'elle se met complètement dans ses mains. «Seigneur, dit-elle,
prenez-moi, saisissez-vous de moi, je vous appartiens, tenez-moi, serrez-moi
pour que je ne puisse pas me séparer de vous.» Cet abandon, cette remise de
tout notre être avec toutes ses énergies entre les mains de Dieu afin qu'il
s'en empare, c'est l'effet immédiat du don de Crainte.
Or, cela : être bien en mains, c'est la
qualité maîtresse d'un bon instrument. Même avec un instrument défectueux, si
nous l'avons bien en mains, nous ferons plus qu'avec un instrument plus
perfectionné, plus précieux, mais que nous n'aurons pas bien en mains, qui
pourra convenir pour d'autres, mais ne sera pas à notre taille, avec lequel
nous ne serons pas à l'aise.
Le gouvernement du Saint-Esprit a ceci de
spécial, nous l'avons vu, que, par les dons, Dieu se sert de nous comme
d'instruments. Il nous gouverne lui-même par ses inspirations. Le don de
Crainte est ainsi le premier dans l'ordre du perfectionnement de l'âme. «La crainte est le commencement de la Sagesse (Ps. CX, 10).» En effet, de
même qu'avant de faire quelque chose il faut que nous ayons en mains
l'instrument, que l'ouvrier prend d'abord son outil, de même, avant de nous
travailler par ses inspirations, le Saint-Esprit s'empare de nous, Tout à
l'heure, ce sera la Force, la Piété, la Science, le Conseil, l'Intelligence, la
Sagesse. Actuellement,
nous n'en sommes qu'au début et ce commencement est la remise de nous-mêmes
entre les mains du Saint-Esprit qui, par des ascensions successives, nous
conduira jusqu'à la Sagesse.
C'est en opérant cette remise de nous-mêmes entre
les mains de Dieu, que le don de Crainte devient l'auxiliaire de la vertu
théologale d'espérance. L'espérance est une vertu
par laquelle nous comptons recevoir la béatitude éternelle, appuyés sur le
secours divin. Ce n'est pas en nous-mêmes que nous espérons, c'est peu en nos
mérites; nous comptons uniquement sur le secours divin, qui est le meilleur de
nos mérites, Seul, en effet, le secours divin est proportionné à la béatitude.
Ainsi, en nous mettant sous l'emprise du secours divin, le don de Crainte est
l'auxiliaire de l'Espérance avec laquelle il s'harmonise. Etant bien en mains
de Dieu, nous sommes bien placés pour recevoir son secours et obtenir par lui
le paradis.
Mais entrons plus avant dans les activités du
don de Crainte.
Qu'avons-nous à craindre? Pourquoi
craignons-nous Dieu ? A cause d'une seule chose: parce que nous avons en
nous, par notre volonté, notre liberté, le terrible pouvoir de nous séparer de
lui. C'est donc moins Dieu que nous craignons, que notre volonté pécheresse.
L'effet du don de Crainte sera de nous retourner, avec la toute-puissance de
l'inspiration du Saint-Esprit, vers notre volonté perverse pour la combattre, y
renoncer, l'anéantir en crucifiant notre chair selon le mot du psaume :
« Transpercez mes chairs par la crainte (Ps. CXVIII,
120). » Quand on craint d'échapper à Dieu, on craint le péché et tout ce
qui est occasion de péché : nos vices et jusqu'à nos petites défaillances,
faiblesses, impuissances.
Nous
avons expérimenté cet effet du don de Crainte après une bonne confession:
peut-être avions-nous fait quelque faute plus grave, et la considérant avec
amertume sous le regard de Dieu, sentant Dieu tout près de nous, au bout de
notre acte de foi, nous le regardions comme un Père et nous disions :
Comment ai-je pu faire cela à mon Père ? Et pour une aussi petite chose me
séparer de lui? Nous éprouvions un sentiment de contrition, nous avions ce cœur
brisé qui voudrait anéantir sa faute, qui la déteste par amour de Dieu...
Dans
le sacrement de pénitence, le don de Crainte agit à son suprême degré pour
toutes les âmes. Pendant et après l'absolution, c'est toujours sous l'influence
de la crainte filiale que nous sommes : l'Esprit de Crainte nous inspire
la pénitence, le regret de nos fautes, et par suite le désir de lutter contre
ces fautes pour les combattre.
Saint
Thomas nous déclare encore que le don de Crainte est un auxiliaire puissant de
la vertu de tempérance. Ceux qui craignent
vraiment Dieu, en enfants, à cause des fautes dont ils voient dans leur chair
la source toujours renaissante, sont tempérants, pénitents, sobres, humbles. La
tempérance n'a pas de meilleur auxiliaire que cet Esprit de Crainte qui nous
met en garde contre la volonté pécheresse.
Ce
don de Crainte est donc un aide, tantôt pour la piété qu'il favorise, tantôt
pour l'espérance qu'il accentue, tantôt pour la tempérance qu'il fait régner.
Quand
l'âme, ayant reçu ce don de Crainte et redoutant d'être séparée de Dieu, s'est
remise totalement entre ses mains, pour qu'il ne la lâche pas, et fasse d'elle
ce qu'il veut, quand elle s'est mise à fuir le péché et ses occasions, elle est
entrée dans l'état des âmes timorées. Le mot latin « timor » veut
dire crainte, L'âme timorée est craintive selon le Saint-Esprit.
Elle
n'est pas scrupuleuse, car le scrupule n'a rien à faire avec le don de Crainte;
il est une infirmité, une épreuve naturelle ou surnaturelle.
Cette
âme n'a pas non plus une conscience trop large, quoiqu'elle ait une certaine
largeur d'esprit, mais qui ne va pas jusqu'au mépris des petites choses. Elle
est établie d'emblée dans un juste milieu, à égale distance d'une crainte
exagérée et d'une trop grande largeur de conscience; elle a une conscience
juste, timorée.
Il
est des âmes ainsi remarquables par la rectitude de leur tenue; elles sont au
point, justes, éloignées de tout excès; elles sont aimables, agréables même,
mais sans laisser-aller, ayant le sentiment qu'elles sont tenues; ce sentiment
anime leurs pensées, leurs jugements, leurs manières de faire; leur attitude
est un modèle. Ce qui les tient, c'est la véritable crainte, la crainte selon
le Saint-Esprit; crainte qui ne glace pas d'épouvante puisqu'elle est filiale,
mais qui tient en respect et empêche de céder à l'entraînement de la nature.
Elles sont tenues par l'Esprit-Saint dans ce juste milieu, qu'avec nos propres
vues il nous est si difficile de déterminer. Il
les y a établies d'emblée.
III. – Degrés de l'Esprit de crainte
Au fur et à mesure que notre amour va
grandissant, ce don de Crainte nous trouve plus dociles. L'âme s'épanouit. Ce qui
restait de crainte un peu raide se fond, la confiance déborde. Car la crainte
filiale a des degrés; au bas il s'agit encore de se morigéner; mais l'âme
s'épanouit de plus en plus, et elle dit avec joie ces paroles du psaume des
Complies: « Celui qui habite dans le secours du Seigneur a sa demeure sous
sa protection »; et encore : « Vous espérerez sous ses
ailles » (Ps. XC 1 et 4), dans le sens où Notre-Seigneur se comparait à la
mère qui couve ses poussins. Dieu est devenu cette mère et, protégée par ses
ailes, l'âme ne conserve de la crainte qu'une transe d'amour, un frisson
d'admiration : c'est la suprême transfiguration de la crainte.
Ainsi nous apparaît sainte Rose, tout épanouie
comme une rose tremblante au sommet de sa tige; elle fut pourtant une rude
pénitente, elle a exploré tous les degrés de la crainte, mais, dans son
épanouissement, ce n'est plus que la fille du Père.
Ainsi sont les anges devant la majesté de Dieu,
Ils sont heureux, mais ils chantent nuit et jour : « Il est
Saint », « Sanctus », entrant toujours plus dans le mystère de
sa sainteté et se trouvant en sa présence si imparfaits, si petits... Ils restent saisis d'une transe d'admiration qui est le suprême
aboutissement du don de Crainte, dans l'état de gloire. Emotion douce puisqu'elle
a pour objet la majesté qui reste sur le visage d'un Père.
Vivons
dans cette crainte et tâchons d'en éprouver tous les degrés. Le Saint-Esprit,
au fond de notre âme, cherche à nous l'inspirer, à enflammer notre cœur d'amour
filial; de crainte d'échapper aux mains de notre Père, de crainte de la moindre
occasion de faute. Ouvrons nos âmes, tendons la voile généreusement, avec
confiance. Cela dépend de nous, car c'est à nous, avec le secours ordinaire de
la grâce, d'user de nos dons habituels. Et l'Esprit divin soufflera. Par son
souffle, nous serons délivrés d'une multitude de complications dans lesquelles
nous nous débattons. Nous gémissons de nous voir irritables, indociles,
paresseux dans la prière...; nous luttons ici et là, nous nous repentons, nous
sommes pardonnés, nous nous maintenons un certain temps, puis nous retombons;
il y a des disputes, des tentations obscures dans lesquelles nous nous
débattons. C'est bien, il faut le faire. La vénérable Agnès, de
Langeac a dit : « Il faut un bon combat à chaque tentation. » Cependant, ne voudrions-nous pas trop agir, et tout seuls? Puisque le
Saint-Esprit veut bien prendre le gouvernement de nos vies, usons de lui :
nous arriverons plus vite et plus efficacement au même résultat que par des
luttes.
Il
faut pour cela aimer davantage. Il faut que le Bon Dieu soit tout pour nous,
que nous l'aimions par-dessus tout. Est-ce une peine d'aimer? Il est vrai, Dieu
est déconcertant. Même dans l'Eucharistie, nous ne le voyons pas et nous ne
devons pas le voir; il nous faut acheter l'éternité. Mais cependant, il y a des
heures où nous pouvons percer le voile, éprouver sa douceur, entrer en intimité
avec lui. Soyons ainsi toujours plus unis à Dieu, et nous ne ferons plus qu'un
avec le Saint-Esprit : « Celui qui adhère à Dieu (par l'amour) ne
fait plus qu'un même esprit avec lui. (I Cor., VI, 17) » Son Esprit se
déverse dans une âme qui l'aime, et sous son empire nous marcherons allégrement
de vertus en vertus. Si nous rencontrons des obstacles, nous passerons
par-dessus, au lieu de les renverser un à un. La besogne est ainsi plus
efficace et moins pénible. Essayons; mettons notre âme sous l'inspiration de
l'Esprit d'amour, nous livrant davantage, en un mot, à l'action du Bon Dieu.
Car « Dieu commence à régner dans une âme lorsque cette âme est sous
l'inspiration du don de Crainte de Dieu qui fait les pauvres d'esprit ».
Chapitre II
La Béatitude de la Pauvreté
« Bienheureux les pauvres par l'esprit,
parce que le royaume des cieux leur appartient. » (Matth., V, 3)
parce que le royaume des cieux leur appartient. » (Matth., V, 3)
Au
premier abord, on ne voit pas le rapport qui existe entre la pauvreté par
l'esprit (ou pauvreté par aspiration) et le don de Crainte*. Quel est donc ce
rapport entre cette pauvreté que nous inspire le Saint-Esprit et le don de
Crainte ?
*
On peut traduire « pauperes spiritu » ; pauvres par l'esprit, ou
pauvres d'aspiration. En effet, il y a en présence deux esprits : l'esprit
de Dieu et le nôtre. Si nous traduisons « spiritu » par : notre
esprit, nous pouvons dire: pauvreté d'aspiration; si nous y voyons l'Esprit de
Dieu, nous disons : pauvreté inspirée par l'Esprit de Dieu. Mais pauvreté d'aspiration et pauvreté par l'inspiration du
Saint-Esprit, c'est tout un. Car, si notre esprit a des aspirations de
pauvreté, c'est l'Esprit de Dieu qui les lui inspire.
I. – Don de crainte et pauvreté d'esprit
Rappelons
nous que le don de Crainte n'est pas le don de crainte servile, qui est chez
beaucoup un don de Dieu, mais qu'on trouve chez les pécheurs. Le don du
Saint-Esprit au contraire ne se rencontre que dans les âmes qui aiment déjà
Dieu; il a pour effet de nous rapprocher de Dieu comme d'un Père et, afin
d'éviter de nous séparer de lui, de nous jeter dans ses mains pour faire de
nous ce qu'il voudra.
La
première chose que le Saint-Esprit fera sera de nous prémunir contre le seul
obstacle sur la terre qui puisse nous faire quitter la volonté divine, à
savoir, notre volonté pécheresse, notre amour du péché. Or, l'amour du péché se
nourrit d'objets, sans quoi il ne peut pas vivre: le monde, nos propres
passions lui fournissent les richesses avec lesquelles il entretient sa vie.
Quel est cet aliment ? Saint Jean dit : « Tout ce qu'il y a sur
la terre est concupiscence des yeux, concupiscence de l'esprit, concupiscence
de la chair (I Jean, II, 16). » Il y a sur la terre,
dans le monde – ce monde que Notre-Seigneur déteste –, des objets qui nous
attirent et qui favorisent la concupiscence de la chair par les tentations
inférieures, la concupiscence des yeux par les biens de ce monde, la
concupiscence de l'esprit par l'orgueil, l'indépendance. Dans le monde, il n'y
a pas autre chose, et c'est pourquoi Notre-Seigneur l'a haï, avec ces trois
attraits qui tendent à soustraire au règne de Dieu, pour nous faire pécher, nos
désirs, nos aspirations, notre volonté.
L'inspiration
de la Crainte de Dieu nous arme contre notre volonté pécheresse, nous arme
contre ces trois concupiscences qui vont vers les richesses du monde, en nous
détachant des objets de ces concupiscences : détachement de la chair,
détachement de l'indépendance immodérée, détachement des richesses. Or, cela,
c'est l'esprit de pauvreté. Le mouvement de haine de notre volonté pécheresse,
d'aversion pour tous les biens dont elle se nourrit, que nous inspire la
crainte parfaite, se traduit par un sentiment, une volonté d'appauvrissement
vis-à-vis de tous ces biens.
Quelle
différence avec l'esprit du monde qui, dans une poursuite effrénée, se rue sur
les plaisirs, les honneurs, l'indépendance, la fortune. L'Esprit de Dieu est une tendance justement opposée. Saint Paul
dit : « Ce qui était pour moi – au point de vue humain – un gain, je
l'ai regardé comme immondice (Philipp., III, 8). » Tel est le renversement
que produit en nous l'Esprit de Crainte; ce qui est l'objet de nos désirs
charnels devient pour nous un objet d'horreur; nous nous détournons parce que
nous craignons, même en l'acceptant dans une mesure modique, de nous y
agglutiner, et de nous séparer ainsi de Dieu notre Père, parce que nous
craignons sa justice qui nous attend et que nous n'avons de refuge qu'en lui et
de sécurité que dans cet esprit de pauvreté qu'il nous inspire vis-à-vis de
tout ce qui pourrait nourrir notre volonté pécheresse.
Ainsi
se raccorde le don de Crainte avec la béatitude des pauvres par l'esprit.
II. – Le mouvement essentiel du don de
crainte
Voici
un trait bien représentatif de ce que murmure au fond de l'âme l'Esprit de
Crainte, lorsqu'il inspire ce sentiment, ce désir de pauvreté envers tout ce
qui fait l'objet de la concupiscence humaine. Nous le trouvons dans la vie de
saint Benoît-Joseph Labre, vie plus admirable qu'imitable et qui n'est pas
celle d'un homme vivant en communauté. Ce saint avait un culte, une passion
pour la pauvreté. Or, quand il mendiait et qu'on lui donnait quelque chose, au
moment où on allait le servir, il disait : « Peu, peu »,
craignant toujours de recevoir trop et de faire des réserves. Lorsque ce pauvre
de Dieu fut au moment de sa mort, il murmurait quelque chose; on se pencha pour
l'entendre et on recueillit encore ces mots : « Peu, peu. »
C'est
ce petit mot que, en face de toute concupiscence du monde, nous murmure le
Saint-Esprit. Peu ! Ce qui est nécessaire suffit; le reste, il n'en est
pas besoin. Saint Paul disait dans le même sens : « Ayant de quoi
nous nourrir, soyons contents (I Tim., VI, 8). » La règle de saint
Augustin veut que nous mettions notre étude à diminuer nos besoins plutôt qu'à
augmenter nos ressources, et elle nous en estime plus heureux. C'est, sous
toutes ces formes, la même inspiration de Dieu qui, par des touches divines,
vient inspirer dans notre âme le désir d'appauvrissement des biens du monde. « Il
nous inspire la négligence de toute créature, afin que le Créateur puisse être
trouvé », dit l'Imitation, Et cela revient à ce que dit saint
Augustin : « Toutes les fois que chez nous la concupiscence diminue,
l'amour de Dieu augmente (St Aug. "De
Doctrina Christiana, III, ch. 10; Liber de Diversis Quaestionibus, 83, q.
XXXVI). » L'amour de
Dieu régnera pleinement quand la concupiscence sera nulle.
Mais il faut que ce mouvement de détachement, d'appauvrissement,
provienne bien de l'inspiration du Saint-Esprit. Il ne faut pas qu'il provienne
de la raison orgueilleuse; ainsi en fut-il pour Diogène qui, voyant un jour un
homme boire dans ses mains, brisa le petit vase qu'il avait conservé comme indispensable,
le jugeant désormais inutile; cet homme avait mis son orgueil dans son
appauvrissement. C'est au contraire par amour de Dieu, sous l'inspiration
divine de l'Esprit de Crainte, que nous nous éloignons du péché, de toute
source du péché. Nous sommes les enfants de l'Esprit de crainte et nous
avons en lui un auxiliaire dans nos combats.
III. – La pauvreté des aspirations, auxiliaire
de l'état religieux
Cette
lutte contre les trois concupiscences fait le fond de l'état religieux. L'état
religieux n'est pas autre chose que l'amour éminent de Dieu qui va, non
seulement jusqu'à s'abstenir de ce qui est contraire à l'amour de Dieu, le
péché, mais à sacrifier même ce qui est permis et parfaitement légitime. Il
s'établit par les vœux : vœux d'obéissance, de pauvreté, de chasteté, qui
sont des engagements, que nous prenons solennellement pour toujours, de
renoncer aux trois concupiscences : l'indépendance de la volonté, les
biens de ce monde, le plaisir. Ainsi, par le détachement de ces choses, la promesse et la
pratique quotidienne que nous en faisons, nous arrivons à maîtriser les
concupiscences et à dégager l'amour supérieur de Dieu, de manière à toujours
progresser dans cet amour.
L'Esprit de Crainte, pour autant qu'il nous
inspire ce désir d'appauvrissement, est identique à l'esprit de l'état
religieux. C'est le même esprit, sous deux formes. Si
le Saint-Esprit seul nous inspire cet appauvrissement, c'est simplement la
bonne vie chrétienne. Ce que recherche l'esprit religieux, c'est ce qu'inspire
l'Esprit de Crainte.
Sous l'influence du don de Crainte, nous nous
retrouvons donc dans le terre à terre de notre vie quotidienne, dans ces
différents exercices, ces sacrifices que nous avons à faire, par la pratique
des vœux, pour diminuer en nous l'attrait des objets de concupiscence. La matière de nos actes est la même, seul l'esprit diffère. Au lieu de
lutter contre chaque détail pour acquérir l'esprit de dégagement vis-à-vis des
objets de nos attaches, pour réprimer nos pensées d'orgueil, notre esprit
d'indépendance, au lieu de chercher à réduire les difficultés une à une, nous
recevons l'Esprit de Dieu qui, fondé sur un plus grand amour, nous inspire un
détachement général. Il
nous murmure ce mot : Peu, peu, en quoi que ce soit. S'il s'agit
d'indépendance : peu; d'attachement à nos aises et à nos facilités :
peu; de concupiscence du cœur, d'affection humaine : peu... En tous les
domaines : peu, Il nous instruit sur l'ensemble, non pas sur un détail. Il
nous pousse avec une insistance toute-puissante, et si nous lui livrons
l'entrée, nous irons jusqu'au bout de la perfection. Sa touche diffère du
travail de mineur que nous sommes obligés de faire nous-mêmes
habituellement : détacher chaque jour, bloc par bloc, dans l'obscurité de
la foi, par devoir, tout ce qui s'oppose à l'union divine. Ce travail est excellent cependant et nécessaire, car le Saint-Esprit
n'est pas obligé de toujours agir en nous selon ses dons. Mais si l'âme vit
dans son atmosphère, aimant de plus en plus, se mettant toujours plus en ses
mains, elle deviendra de plus en plus impressionnable, elle éprouvera un désir
général et puissant d'appauvrissement et arrivera ainsi aux petits détachements
de la vie religieuse.
Tous
nos grands saints en étaient là. Lorsque saint Dominique voyait les pitances des
frères trop fortes à son gré, les bâtiments trop confortables, son cœur
s'exhalait fortement. A un chapitre, il voulait qu'on laissât
l'administration des biens aux frères convers afin de favoriser le
dépouillement. Après l'établissement des constitutions, il demanda à ses frères
d'accepter sa démission, il ne voulait pas être maître : cela le
préoccupait. Peu, disait-il à sa manière, qui allait jusqu'à laisser tout pour
partir chez les Cumans, au bout du monde.
Saint
François d'Assise est le type de l'amant de la pauvreté, il était vraiment le
pauvre du Bon Dieu, travaillé par l'esprit d'appauvrissement; c'était comme un
souffle violent partant du fond de son âme et l'accompagnant toujours, il veut
que lui et les siens soient toujours plus détachés à tous les points de vue:
pauvres dans la nourriture, le vêtement, les demeures, se faisant mendiants. Il
ne veut en rien avoir affaire avec tout ce qui est l'objet de la concupiscence.
Notons
qu'il ne s'agit pas ici de pauvreté sous forme de vertu, par laquelle on fait
des sacrifices. Cette forme est excellente. Mais c'est ici la pauvreté qui
vient du Saint-Esprit; c'est comme un souffle qui dessèche, qui pousse le cœur
au détachement.
Notre
Seigneur est le modèle; il nous prêche la pauvreté sous toutes ses formes :
« Que celui qui veut venir après moi, dit-Il, se renonce, qu'il vende ses
biens... Et
qu'il me suive. » Il veut nous inculquer cet esprit fondamental. L'Esprit
de Crainte nous le fait retrouver, il nous le communique comme conséquence de
l'amour, C'est cet esprit d'appauvrissement total qui veut que, tout en gardant
ce qui est nécessaire pour faire notre œuvre, nous n'y soyons pas attachés et
nous nous dépouillions du reste.
IV.
– Pratique
Voyons quelques-uns des devoirs qui sont la
conséquence de cet esprit de pauvreté.
1.
Les biens matériels. – L'esprit de propriété n'a pas beaucoup de
matière dans une communauté. Cependant, même dans les mieux régies, il y a des
reprises quelquefois sur les biens possédés : ce ne sont pas des choses
considérables, mais on n'en a pas fait remise aux mains des supérieurs, on n'a
pas demandé les permissions nécessaires. Certes, ce n'était pas grand-chose que
ce morceau d'étoffe qu'un religieux de saint Bernard avait gardé pour rapiécer
son habit. Cependant, le saint fit venir ce religieux au milieu de la
communauté, à Cîteaux, et lui donna une correction formidable. Saint Bernard
n'avait pas de cruauté, mais il avait le sens de cet esprit d'appauvrissement
qui est au cœur de l'Évangile; il se disait : Si je faiblis, nous seront
désorientés; le Christ a dit d'être pauvres, nous l'avons accepté par nos vœux,
et ce fait est un véritable scandale. – C'est là un exemple, et les exemples
sont précieux en ce qu'ils mettent les choses à leur maximum d'intensité.
En matière de pauvreté, il faut donc ne rien posséder, sinon avec
permission. Il
faut même, vis-à-vis de ce qu'on possède, être détaché. Si donc il y a des
intrusions, des accaparements, si on nous prend ce qui est à notre usage, nous
ne devons pas entrer en état d'indignation, manquer à la charité, avoir des
pensées amères, comme il arrive parfois, quand on nous arrache les pauvres
petits biens de ce monde qui nous sont laissés.
2. Les honneurs et les
distinctions.
– Dans la vie religieuse, rares sont les occasions de s'élever aux honneurs et
aux distinctions, et les supérieurs eux-mêmes sont avertis par la règle qu'ils
ne sont pas des maîtres, mais plutôt des pères qui doivent être heureux de se
mettre au service des autres. Cependant, il peut y avoir quelquefois des
sentiments d'élévation. D'abord intérieurs: nous cherchons à nous relever à nos
propres yeux, parfois en abaissant les autres. Ensuite, nous affirmons même au
dehors nos capacités, par notre confiance en nos jugements, nos appréciations. Voilà
notre naturel, nous sommes des créatures humaines et non des anges. Mais en face, le Saint-Esprit murmure le mot de l'Imitation: Aime à être
inconnu et compté pour rien. C'est sous une autre forme la pensée du
bienheureux Labre: Peu. Peu d'honneurs, peu d'estime, au point de vue même de
la valeur de notre jugement, afin de ne pas donner un aliment à notre
concupiscence, de ne pas alimenter notre volonté pécheresse, par crainte de commencer une séparation
d'avec Dieu. Tel est l'objet du don de Crainte. Plus nous nous
détacherons, plus nous serons assurés de ne pas nous séparer de Dieu. Lui seul compte; nous ne
devons pas alimenter la concupiscence de l'orgueil.
3. L'obéissance. – Nous ne sommes pas
faits pour obéir, mais pour commander à notre rang, sous le gouvernement de
Dieu, à qui seul nous devons en définitive obéissance. Cependant, nous n'avons
pas voulu conserver la maîtrise personnelle de nos actes; nous avons vu qu'il y
avait dans cette maîtrise un piège, et qu'en nous fiant à notre vue pour nous
conduire, nous serions mal conduits: nous avons fait, par nos vœux, abdication
de notre liberté, nous ne nous appartenons plus pour tout ce que nous impose
notre Règle, pour le fond même de notre vie. Nous pourrons bien encore remuer
quelques petites pailles dans des détails qui ne sont pas prévus par la Règle. Mais
pour le fond, tout est prévu; notre supérieur peut exiger tous les renoncements
à notre volonté propre. Si nous avions l'esprit d'appauvrissement, nous irions
au-devant de ces renoncements, il n'y aurait plus besoin du commandement des
supérieurs pour nous y pousser: nous chercherions de plus en plus la
soumission, la dépendance sous toutes ses formes. En suivant les inspirations
du Saint-Esprit, nous serions portés à faire, au point de vue de l'obéissance,
plutôt plus que moins, avec toutefois les réserves de la prudence... Jamais les
inspirations du Sainte Esprit ne vont contre les lois certaines de la prudence,
pas plus que contre l'obéissance ou contre la Règle. C'est le Saint-Esprit qui
nous a donné la Règle, qui nous a donné la prudence; il ne peut pas nous
inspirer de nous en détacher. Ceci s'applique en toute matière, mais c'est
surtout en matière de pauvreté qu'on pourrait être porté à être imprudent.
4.
Les affections humaines. – Enfin, nous ne devons pas laisser libre cours aux pensées
d'affection, aux regrets des affections humaines. C'est la pauvreté du cœur qui
nous met au-dessus des atteintes qui nous peuvent venir par les affections, et
de celles, plus inférieures, qui nous peuvent venir par le chemin des sens...
L'âme pénitente s'écarte des choses douces pour se complaire dans les amères,
par amour pour Dieu, afin d'éviter d'être jamais séparée de lui.
Cet
esprit de pauvreté tient en peu de chose, il est comme le grain de sénevé de
l'Évangile. Il se contente de nous murmurer, tout au fond, ce tout
petit mot: peu. Mais
ce petit mot est quelque chose de très puissant. Par lui, nous sommes prémunis
contre toute concupiscence, avant que l'occasion se présente, et si elle se
présente, de suite, nous sommes en bonne forme pour la repousser, Il est au
fond de nous-même, cet Esprit, comme un flair, un tact qui nous avertit des
occasions d'alimenter notre volonté pécheresse, d'enrichir nos concupiscences,
de courir le risque de nous séparer de Dieu, et qui aussitôt nous en retire en
nous faisant dire: peu, le moins possible. Cela sans exagération toutefois,
selon la voie commune; la manière vertueuse qui est pratiquée autour de nous,
Tel est l'Esprit de Dieu, le don de Crainte.
Les âmes qui, dans la vie religieuse en
particulier, sont très sensibles aux touches de cet Esprit et qui, partant,
recherchent toujours moins que plus, en toute matière temporelle, auront une
grande récompense. « Bienheureux ceux qui sont pauvres par l'esprit, parce
que le royaume des cieux est à eux. » Ces âmes n'ont qu'à persévérer,
elles sont déjà dans le chemin infaillible; même si elles ne les tiennent pas
encore d'une façon définitive, les richesses des cieux sont à elles cependant.
Ces âmes ont accepté l'esprit d'appauvrissement, elles l'ont conservé, elles
ont dit : Je regarde tout le créé comme immondice, je ne veux plus avoir
de commerce avec les richesses inférieures; tout leur trésor est en Dieu, elles
possèdent le royaume des cieux ! Ce n'est sans doute qu'un commencement,
un don inférieur. Mais le Saint-Esprit qui les tient sous son souffle ne les
abandonnera pas, et, par ses autres inspirations, les faisant monter de
perfection en perfection, il les conduira jusqu'à la possession définitive du
royaume des cieux dont la pauvreté en esprit renferme déjà l'espérance
certaine.
Chapitre III
Le don de Force
« Que Dieu vous accorde
d'être fortifiés
par la force qui vient du Saint Esprit,
de manière à devenir des âmes intérieures. » (Ephès, II, 16)
par la force qui vient du Saint Esprit,
de manière à devenir des âmes intérieures. » (Ephès, II, 16)
Nous voici dans les mains de Dieu par le don de Crainte.
Il nous a inspiré ce refuge vers lui, le Père tout-puissant, de manière que
nous soyons de bons instruments dans sa main. Il va maintenant pouvoir faire
quelque chose de nous, son œuvre, nous faire monter par les voies de la vie
intérieure jusqu'à la vie éternelle.
Lorsqu'on a un outil bien en
main, on attaque la besogne, et la qualité de cette attaque, c'est la force, la
vigueur. Et donc, tout naturellement, c'est le don de Force qui doit être
utilisé après celui de Crainte, afin que, par l'Esprit-Saint, nous puissions
faire notre tâche vigoureusement, nous défendre contre les obstacles et nous
frayer un chemin jusqu'à la vie éternelle consommée.
I. – La vertu de Force
La force est une vertu de la
plus haute importance dans la vie chrétienne. Elle est d'ailleurs importante
pour tout. Il ne suffit pas que nous ayons des pensées très hautes, des désirs
fervents, si, au service de ces pensées et de ces désirs, nous n'avons pas en
mains une volonté forte. Notre-Seigneur n'a pas manqué de nous le dire. Quand
il fait l'éloge du Précurseur, il reste comme en admiration devant lui. Il
dit : « Qu'êtes-vous allé voir dans le désert ? Un roseau agité
par le vent ? » Mais qu'y a-t-il de commun entre un faible roseau et
celui dont la voix tonnait dans le désert ? – Non, Jean-Baptiste est un
fort.
Quand Notre-Seigneur lui-même
ouvre la bouche pour prononcer le discours sur la montagne, « il parlait,
dit l'Évangile, comme, celui qui a la puissance, et non pas comme les scribes
et les pharisiens (Matth., VII, 29) ». Jésus fut un fort. Fort dans son
agonie pour la supporter et, se relevant de sa tristesse, pour fixer la volonté
de son Père. Il a marché, gardant sa force devant Pilate,
devant. Hérode, devant la foule en délire. Et au dernier moment, sa tâche
finie, n'a-t-il pas dit, rendant son âme à son Père dans un acte suprême de
possession de lui-même : « Je remets mon âme entre vos
mains » ?
Notre-Seigneur avait la force à sa source; mais
nous pouvons l'imiter à notre degré. Il aimait à faire l'éloge de la force : « Lorsqu'un homme fort
et bien armé garde sa maison, dit-il, tout est en paix (Luc, XI, 21). »
C'est l'image du juste qui a la vertu de force; il garde sa maison, il est
fort, tout ce qu'il possède est en paix; il n'y a pas de tentation, d'embûches
assez puissantes contre un homme suffisamment armé. Par contraste, nous voyons Notre-Seigneur juger
la faiblesse. Montrant le faible, celui qui n'est pas aussi bien armé :
« Que le roi compte, dit-il, si avec cinq mille hommes il peut aller à la
rencontre de celui qui vient à lui avec vingt mille; sinon qu'il demande la
paix » (Luc, XVI, 31). Quand il s'agit de notre vie intérieure, demander
la paix, c'est renoncer.
La force est donc nécessaire. Et
lorsqu'elle est au service de la vérité, du droit, de la volonté de faire le
bien, il n'y a pas de plus grande ouvrière de travail, comme aussi de plus
grande protectrice des travaux accomplis. Il faut être fort pour créer une
œuvre et pour la protéger.
Pour cela, le Saint-Esprit,
parmi les dons qu'il nous donne avec la grâce, a mis en nous la vertu de force.
La force peut être une vertu humaine, acquise par les actes répétés de ceux qui
combattent, travaillent à mener une vie honnête, à accomplir les œuvres qui les
sollicitent. Cette vertu doit être autrement grande quand il s'agit
d'accomplir, avec des moyens humains, une volonté et une intelligence humaines,
des passions humaines, l'œuvre de notre salut, si élevée et qui rencontre tant
de dangers. Aussi, pour que l'enfant de Dieu ne soit pas, lorsqu'il entrera en
usage de la raison, à la merci des obstacles qui pourront l'assaillir, Dieu lui
a donné au baptême, avec la grâce sanctifiante, une vertu de force; elle se
trouve en lui toute formée, il n'aura qu'à la faire grandir. Le chrétien est
déjà un fort; il a la vertu de force, il peut travailler, lutter. Et il est bon
d'être ainsi convaincu que si l'on est faible, si l'on ne fait pas tout ce que
l'on peut pour accomplir le devoir, c'est que l'on n'a pas utilisé cette
ressource mise en nous par Dieu : la vertu de force.
II. – Le courage chrétien
Le Saint-Esprit nous a
donné la force surnaturelle qui nous était nécessaire. Nous devons donc
agrandir nos désirs à la hauteur de la prédestination divine. L'âme chrétienne
la plus humble a une très haute destinée : elle doit devenir une élue, une
sainte du ciel, c'est le but que Dieu veut pour elle. Il nous a prédestinés,
dit saint Paul, dans le Christ Jésus Notre-Seigneur, afin que nous soyons
saints et immaculés.(Ephès., I, 4)
Il ne faut pas d'âmes
pusillanimes, petites, qui se contentent d'un petit lot, qui se fassent une
petite vie dans la grande vie chrétienne. Il faut des âmes à la hauteur du but,
âmes vigoureuses, ne reculant pas, n'hésitant pas, mais donnant leur plein,
disant: Je dois aller jusqu'au ciel, ma vie est une préparation à la hauteur de
vie éternelle. Des âmes magnanimes! Là
magnanimité, la grandeur d'âme, est la première forme que prend la vertu de
force dans un cœur chrétien. Soyons de ces âmes, voyons la fureur des hommes
pour arriver à la première place: c'est l'ambition, toujours petite, parce que
son but est sur la terre. Nous devons la transposer, mettre
nos désirs, nos projets à la hauteur du but fixé par Dieu.
Mais ce n'est pas tout. Quand
nos désirs sont à la hauteur, il faut mettre la main à l'œuvre pour que chaque
jour nos activités soient aussi à la hauteur. C'est l'œuvre de la vertu, vertu
qui progresse. Pour remplir nos devoirs de chrétiens, les devoirs de notre vie
religieuse, il faut les attaquer vigoureusement. Cette nouvelle tâche de la
force s'appelle le courage chrétien.
Lorsqu'on est en face d'une
tâche, pour ne pas se laisser rebuter, mais pour l'aborder, la commencer par le
commencement et la poursuivre avec vigueur, il faut une âme courageuse. Pour se
donner à sa tâche de chrétien, et pour s'appliquer à chaque chose comme la
conscience montre qu'elle doit être faite, il faut une grande vertu. C'est avec
le courage qu'on fait les œuvres, et il n'y a pas d'œuvre qui ne soit le fruit
d'un courage qui s'est dépensé sans compter.
Pour nous, le devoir se
présente sous une forme austère, difficile à la longue, celle de la régularité.
Nous avons une règle qui nous trace nos devoirs, ceux de notre vie intérieure,
ceux de notre vie de communauté, de notre vie d'apostolat, ceux de nos
différents emplois, Nous sommes ainsi en face d'une multitude de devoirs qui
sont catalogués, et, à tout instant, sans trêve, nous sommes en présence d'un
exercice à accomplir. Rien ne demande plus de courage que cet exercice de la
régularité. Celui qui s'y montre fidèle peut vraiment se dire: J'ai fait mon
devoir. Cette conscience du devoir accompli est la récompense donnée aux âmes
courageuses. Il ne faut pourtant pas forcer la note: vouloir, par exemple, avec
une santé débile, remplir de lourdes tâches. Il faut
tenir compte des possibilités et demander des permissions qui mettent des
limites aux devoirs. Mais même avec les dispenses et les impossibilités, il
nous en reste assez. Nous ne pouvons, sans être très courageux, tendre à notre
fin sublime comme nous devons y tendre. Pratiquer cette régularité sans
négligences, sans infidélités dans les petites choses, c'est éprouvant; mais
c'est sanctifiant, parce que dans tous ces efforts il passe de l'amour de Dieu;
sans cet amour, nous ne serions pas courageux. Ainsi, tous nos actes méritent-ils
excellemment par ce courage.
Il est du courage chrétien
un autre aspect plus ingrat, plus difficile, plus méritoire aussi que le
premier, encore qu'il paraisse faire moins. Il faut du courage pour travailler;
encore voit-on la réussite de ses œuvres. Mais quand on souffre, on ne voit
rien. Il ne s'agit plus d'attaquer, mais de supporter la douleur physique qui
nous empêche de nous dépenser dans nos activités les plus chères; supporter les
peines de l'esprit, provoquées par les obscurités de la foi, ou les scrupules,
ou la lassitude, l'ennui, la dépression, peines que Notre-Seigneur a éprouvées
dans son agonie, quand il disait : « Mon âme est triste jusqu'à la
mort. » Les peines de cœur qui nous font parfois ployer
dans l'angoisse, à propos de ceux que nous aimons, à propos des êtres chers que
nous avons laissés... Notre vie est remplie de peines de toutes sortes. Peines
qui nous viennent de nos péchés, de nos infirmités, des personnes qui sont
autour de nous et qui, justement ou injustement, nous sont à charge. Des
obstacles extérieurs se dressent contre nous, nos ennemis triomphent. Notre âme
est opprimée. Des pièges nous sont tendus pour nous entraîner vers le mal ou
vers le moindre bien. Il faut du courage pour supporter, pour résister, pour
tenir, pour maîtriser son âme, afin qu'elle reste tranquille sous le regard de
Dieu, pour la posséder, comme dit Notre-Seigneur : « Dans votre
souffrance, vous posséderez votre âme » (Luc. XXI, 19). Aller jusqu'au bout, sans faiblesse, en faisant
la volonté de Dieu, et mériter la vie éternelle, c'est l'œuvre de la force.
Enfin, ce n'est pas
seulement pendant un instant qu'il faut avoir de grandes vues et user de
courage pour travailler et pour : supporter; c'est pendant toute une vie,
minute après minute. Et la vie dure, et les obstacles se renouvellent. Une
autre vertu doit couronner la force : la persévérance, vertu qui ne se
lasse pas, qui se retrouve toujours agissante.
Le Saint-Esprit nous donne
le germe de cette force au baptême avec la grâce sanctifiante et dans elle.
Avec cette énergie qui procède de l'amour de Dieu et avec l'amour de Dieu, nous
pouvons aller jusqu'au martyre, l'acte suprême qui puisse survenir dans une vie
humaine : se laisser percer, brûler, arracher les membres sans murmurer,
en tenant son cœur fixé au ciel.
III. – Nécessité du don de Force
Précisément, la hauteur du
but et ce quelque chose de tendre que doit avoir notre force pour réussir sont
pour l'âme une source de difficultés, une occasion de faiblesse. Nous savons
que la grâce est toute-puissante et qu'elle ne nous manque jamais; mais nous ne
la possédons pas avec cette confirmation qu'elle aura dans le ciel, elle est en
nous si exposée à des défaillances, que nous pouvons la perdre. Les périls sont si grands, la tâche est si
haute, que nous avons lieu de craindre, si nous gardons seuls, même avec les
énergies divines de la vertu de Force, la direction de notre vie. Nos bonnes
volontés sont au-dessous de notre tache. Nous l'éprouvons bien quand, à la suite
d'une lumière reçue, d'une bonne confession, d'une retraite, nous nous sommes
proposé une chose précise qui demandait du courage : nous nous sommes mis
à l'œuvre après avoir demandé le secours divin, et nous n'avons pas réussi. Il
fallait quelque chose de plus, un secours plus divin encore.
Le Saint-Esprit a pitié de
notre faiblesse; il ne veut pas nous laisser seuls maîtres de l'énergie qu'il
nous donne, il la complète par un don. Le don de Force vient en aide à notre
vertu de force. Le don n'est plus fondé sur des énergies possédées par nous
d'une façon permanente, et dont nous pouvons user ou ne pas user – encore qu'il
nous appartienne de tendre notre voile –, il vient du Saint-Esprit, et quand le
Saint-Esprit s'empare de nous, nous sommes irrésistiblement poussés, et non
plus soumis aux aléas et aux vacillations de notre gouvernement personnel.
IV. – Effets du don de Force
C'est le contraste que nous
voyons chez les Apôtres avant et après la venue de l'Esprit-Saint. Si l'on
voulait dépeindre les êtres les plus peureux, les plus couards, les plus
timides du monde, il n'y aurait qu'à regarder les Apôtres dans l'Évangile :
ils ont peur de tout. Pierre donne bien l'illusion de la force, mais c'est de
l'impulsion; il tire son glaive, coupe l'oreille d'un soldat : c'est bien
de cela qu'il s'agit ! L'instant d'après, il se sauve devant une servante. Il est absent du
crucifiement; « il suivait de très loin », est-il dit (Marc, XIV,
54). Tous les Apôtres ont fui. Et pourtant nous pouvons penser qu'ils avaient
la grâce divine, la vertu de force, la charité. Notre-Seigneur les appelait ses
amis, mais ils n'avaient pas reçu le Saint-Esprit. Quand une fois ils l'ont
reçu, nous les retrouvons pleins de courage. Ces bateliers, qui ne savaient pas
parler ni se tenir, sont maintenant en face des puissants, des étrangers et ne
se troublent pas; ils parlent avec assurance au milieu d'une foule d'hommes et
les retournent comme un gant. Pierre qui a tremblé devant une servante ne
craint plus devant le grand prêtre lui-même: «Nous ne pouvons pas, lui dit-il,
ne pas dire ce que nous avons vu et entendus (Act., IV, 20).» Et encore : « Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes (Act.,
V, 29). » Quelle
différence entre la vertu avec ses retours et ses difficultés, et le don qui
communique cet élan! Le Saint-Esprit s'est emparé des Apôtres et en a fait des
lions. Il les a guidés toute leur vie. En tombant sur eux et aussi sur saint
Paul, il nous a procuré ce grand œuvre de l'expansion du christianisme, et
c'est pourquoi nous sommes sauvés, ils y ont perdu leur vie, mais leur sang fut
une semence de chrétiens.
On peut tout espérer quand
on voit cette transformation. Le principe de la Force du Saint-Esprit est la toute-puissance de Dieu. Nous disons : Patrem omnipotentem, mais
le Fils aussi est tout-puissant, et le Saint-Esprit également, et il communique
sa toute-puissance à l'âme dans le don de Force.
V. – Caractères du don de Force
1.
– Efficacité. – Cette même puissance qui a ressuscité
Notre-Seigneur est à la disposition du Saint-Esprit pour nous ressusciter
d'entre les morts. On ne peut pas être plus bas que mort: quoi de plus
inerte, de plus impuissant qu'un cadavre? Notre-Seigneur est devenu ce cadavre,
et la puissance de Dieu l'a ressuscité! Cette résurrection fut la grande
dévotion de saint Paul. Quand il se sentait faible, à la pensée que d'un mort
Dieu avait fait le vivant qu'est le Christ ressuscité, il reprenait courage,
mettant sa confiance dans cette force avec laquelle il n'est rien que nous ne
puissions faire. Cette puissance, cette force qui a ressuscité Notre-Seigneur
d'entre les morts, le Saint-Esprit la met à notre disposition. Et l'apôtre concluait
à la résurrection de nos corps, mais aussi à la résurrection de nos âmes,
laissant leurs péchés, leurs infirmités; c'est la suppression de toute
impuissance dans la vie chrétienne. L'Esprit vit toujours pour nous faire
passer de la mort à la vie et nous faire monter malgré nos faiblesses.
2.
– Assurance de vaincre. – Par ce don de
Force, sous cette toute-puissance de Dieu que nous communique le Saint-Esprit,
que va-t-il se passer? Quand les âmes ont demandé la force de Dieu et qu'elle
descend en elles, elles ont une confiance absolue qui domine toute situation,
toute difficulté. La confiance d'échapper à tous les périls, d'accomplir toute
œuvre qui s'imposera à elles comme un devoir, qui fera partie de leur
prédestination. Il n'est
rien que nous ne puissions faire, quand la Force du Saint Esprit est avec nous.
Saint Paul disait :
« Je suis assuré que ni la mort, ni la vie, ni les choses présentes, ni
les futures, ni ce qui est en haut ou en bas..., rien absolument ne peut me
séparer de l'amour de Dieu que j'ai dans le Christ Jésus (Rom., VIII,
39). » Il avait cette confiance absolue dans la force de Dieu qui était
avec lui, pour détourner tous les obstacles et être à la hauteur de toutes ses
tâches. Lui, si humble, qui se reconnaissait si misérable,
ajoutait : « Je puis tout en celui qui me fortifie (Philip., IV,
13). »
C'est qu'avec le don de
Force nous n'agissons plus comme seuls maîtres et seuls chefs de notre vie,
mais comme instruments de la toute-puissance du Saint-Esprit. Il est des âmes
en qui rayonne cette confiance dominatrice. Telle notre sainte Jeanne d'Arc,
qui est l'incarnation du don de Force. Qu'il s'agisse pour elle d'attaquer ou
de supporter, elle ne doute pas, elle va, elle domine tout. Sa carrière se
déroule parmi les luttes et les procès; elle ne se laisse troubler par rien,
elle a confiance d'échapper au péril, elle se lance dans la mêlée; son don
d'elle-même va jusqu'à la mort, et, au dernier moment, elle empoigne la croix
et dit encore : « JÉSUS. »
3.
– Activité Victorieuse. – Lorsque nous sommes ainsi sous l'action
du Saint-Esprit, il s'ensuit que l'activité avec laquelle nous allons au devoir
et à la souffrance devient une activité victorieuse.
L'âme exposée à l'influence
de l'Esprit de Force s'avance au milieu de la vie, dominant tout : avec la
vertu elle se laissait encore abattre, avec le don elle accomplit
invinciblement sa tâche, soutient la régularité, surmonte les obstacles, domine
la souffrance; elle a une impression de vigueur, avec l'assurance que rien ne
l'arrêtera. Elle peut encore avoir de petits côtés, des faiblesses, des
lacunes; se trouvant dans une chair mortelle, ce n'est pas encore la
réalisation parfaite de la sainteté, mais elle est habituellement calme,
assurée, décidée, sa vie est une suite de victoires. Ce n'est pas dans sa force
humaine qu'elle a pris cela, mais dans sa docilité au Saint-Esprit; elle a la
dévotion à la force de l'Esprit divin, ne se fiant pas à elle, sachant que si
elle peut avoir quelques bonnes velléités, elle ne peut rien achever. Elle se
dit avec saint Paul que « ce qui est infirme, mais vient de Dieu, est plus
fort que tous les hommes » (I Cor., I, 25)et elle est prête à remplir sa
destinée.
Concluons. Il nous faut le
souffle de l'Esprit de Force pour construire en nous l'homme intérieur, mener
une vie intérieure vraie, profonde. Demandons au Saint-Esprit de faire cette
œuvre en nous, qui n'est pas autre chose que la préparation de l'homme éternel,
et de nous faire vivre avec Dieu d'une façon continue. Cela se fera, à
condition que nous soyons des instruments, comme le pinceau que l'Artiste divin
tiendra pour retracer les traits de l'homme intérieur; demandons-le lui !
O Saint-Esprit don du Père
et du Fils, donnez-nous d'être fortifiés par cette force qui est selon vous,
afin que nous devenions des âmes intérieures, que nous accomplissions avec nos
petits moyens ce chef-d'œuvre qui s'appelle une âme intérieure sur la terre, et
qui sera demain, dans le ciel, une âme de saint.
Chapitre IV
La faim de Justice
« Bienheureux
ceux qui ont faim et soif de la justice,
parce qu'ils seront rassasiés. » (Matth., V, 6)
parce qu'ils seront rassasiés. » (Matth., V, 6)
Par justice il faut entendre
ici la sainteté; il semble que c'est le véritable sens du mot. Il ne s'agit pas en effet de la vertu
particulière de justice, mais de cette justice générale que Dieu nous donne et
qui est identique à la justification par la grâce sanctifiante. La
sanctification de l'âme est à bon droit appelée justice parce qu'elle nous met
en règle et nous rend justes vis-à-vis de lui : telle est la sainteté.
I. – Raccordement du don et
de la béatitude
Cette béatitude nous est présentée par nos maîtres
habituels comme renfermant l'activité caractéristique du don de Force. Au premier abord on ne conçoit pas bien ce
rapprochement. Mais remarquons que les forts d'ordinaire ont un grand appétit.
Il y a correspondance entre la puissance de faire une œuvre, aussi bien
matérielle que spirituelle, et l'appétit, le désir. Au spirituel, les forts,
ceux qui peuvent faire des œuvres, travailler, ont un appétit, une faim, une
soif de déployer leurs forces; ils ont la magnanimité, de grands désirs. Ce
n'est donc pas arbitrairement que sont rapprochés les affamés de sainteté et
les forts par le Saint-Esprit.
D'autant plus que la Force
infusée par le Saint-Esprit dans ses inspirations est proportionnée au but
qu'il a en vue. Et que voit-il ? Il scrute jusqu'au fond des profondeurs
de Dieu, il voit la sainteté infinie de Dieu, C'est là l'idéal qu'il aura pour
nous. Il nous pousse à l'infini de la sainteté. Telle est la perfection sans
limites où l'âme tend quand elle est poussée par le Saint-Esprit : elle
est alors affamée et assoiffée de sainteté. Et voilà par où le raccord se fait
entre cette béatitude et le don de Force.
II. – Faim et soif de sainteté en
Notre-Seigneur
Voyons maintenant ce qu'est
cette faim et cette soif de sainteté, d'abord en Notre-Seigneur, puis en
nous-mêmes.
La faim et la soif sont des
besoins impérieux, violents, qui exigent naturellement leur satisfaction. La
faim et la soif sont de plus des besoins toujours renaissants. Quand on les a
apaisés, on en est libéré pour quelques heures, ensuite ils reviennent et
veulent de nouveau être satisfaits.
Enfin, on éprouve un
certain contentement physique, naturel, à les satisfaire; c'est la joie de
faire un bon dîner, de manger du pain quand on a faim.
Tels sont les trois caractères
de la faim et de la soif : ces paroles de Notre-Seigneur n'ont pas été
dites en l'air.
Regardons maintenant ce
besoin de sainteté, de justice en notre modèle à tous: Notre-Seigneur
Jésus-Christ.
Il s'est servi expressément
de ces deux mots, faim et soif, pour caractériser son état d'âme, la force avec
laquelle il se donnait à son œuvre.
Quand ses disciples, après
l'avoir quitté au bord du puits de Jacob, viennent le presser de manger.
« J'ai une nourriture, dit-il, que vous ne connaissez pas (Jean, IV,
32) », un aliment invisible, immatériel. Cette nourriture, il la
traduisait ensuite : « Ma nourriture est de faire la volonté de mon
Père et d'accomplir jusqu'au bout son œuvre (Jean, IV, 34). » Voilà son besoin impérieux, toujours renaissant, qu'il se satisfait à
contenter, mais qui laisse place à de nouveaux appétits. Il n'y a pas de parole
plus forte : la volonté de son Père, c'est sa nourriture, son aliment
nécessaire, quotidien, il n'en a pas eu d'autre. L'Apôtre nous dit : « Entrant dans
le monde, il a dit : Me voici, ô Père, pour faire votre volonté (Hébr., X,
5). » Et en sortant de cette vie, il a répété par trois
fois : « Pas ma volonté, mais la vôtre, ô Pères (Marc, XIV, 36 et
ss). » Il n'a pas fait un pas sans se la proposer, c'est de cela qu'il
avait faim.
L'Évangile parle aussi tout
au long du calice dont Notre-Seigneur avait soif. Il en parle une première fois
quand il annonce sa passion et sa mort: A Jacques et Jean qui demandent part à
sa gloire, Notre-Seigneur répond : « Pouvez-vous boire le calice que je
dois boire ? (Marc, X, 38) » Au moment de son arrestation à
Gethsémani, il dira à Pierre : « Le calice que m'a donné le Père,
est-ce que je ne dois pas le boire? (Jean, XVIII, 11) » Dans son agonie, nous retrouvons ce calice, le
calice de la volonté de son Père. Dans l'épreuve qu'il traverse, Notre-Seigneur
a un premier mouvement de répulsion, de tristesse, d'angoisse devant ce
calice : « S'il était possible, ô Père, que ce calice s'éloigne de
moi... » Et pourtant, il était venu pour le boire. Il se
reprend devant ce même calice : « Non pas ma volonté, ô Père, mais la
vôtre (Marc, XIV, 36) », et il l'accepte. Sur la croix, il dit cette
parole incompréhensible : « Sitio » (j'ai soif). C'est toujours
le même calice dont il a soif. On croit le contenter en lui donnant à boire,
mais il ne veut pas de ce breuvage. Au bord du puits de Jacob (Jean, IV) il
avait dit cette même parole : « J'ai à boire une eau que vous ne
comprenez pas. » Il a soif de ce calice d'amertume, de souffrance qu'il
doit absorber afin de nous sauver. Et lorsqu'il l'a bu jusqu'à la lie, il peut
dire : « Consummatum est. » Tout est consommé, J'ai bu le calice
jusqu'au fond, je n'ai plus qu'à livrer ma vie.
Notre-Seigneur avait faim et soif de cette
sainteté, de l'accomplissement de la volonté du Père, et en particulier de
celle qui voulait sa mort, son sacrifice, pour que l'injure faite à la sainteté
de Dieu soit réparée et que l'humanité puisse de nouveau être sainte. Voilà
Notre-Seigneur en face de la faim et de la soif de la justice, de ce besoin
impérieux de sainteté, de cette sanctification active de nos âmes où il a
trouvé la consommation de son œuvre.
III. – Faim et soif de la justice en nous
Que devons nous faire pour avoir ainsi faim et soif
de la sainteté ?
Il faut que cette faim et cette soif soient en nous
à l'état impérieux, Si nous avons de bons désirs, de bonnes volontés, mais
intermittentes, faibles, nous n'arriverons qu'à des résultats modestes,
suffisants peut-être pour être sauvés, pour mener une vie religieuse honorable,
mais non pas pour avoir une vie chrétienne poussée à fond, une vie religieuse
pleine, avec toute la profondeur et l'étendue qu'elle doit obtenir. L'Esprit de
Force vient à notre secours en nous inspirant cette assurance produite par la
communication de sa propre force, et cette activité dominatrice qui est comme
quelque chose de son désir de la sainteté.
L'Apôtre dit : « La charité, l'amour de
Jésus-Christ nous presse (II Cor., V, 14). » Elle est en nous à l'état de
besoin violent, elle ne nous laisse pas tranquille. Et nous avons de quoi faire
pour aimer Dieu par-dessus toutes choses et accomplir sa volonté sans cesse
avec ardeur. C'est le sentiment
qu'inspire le Saint-Esprit qui, en nous donnant la force, nous donne aussi ses
appétits.
C'est un état fréquent chez
les saints que cet état d'appétit de la sainteté. Nous le voyons de la façon la
plus frappante chez sainte Catherine de Sienne. Sa faim de
sainteté est extraordinaire, tant dans sa vie contemplative que dans sa vie
active ! Simple jeune fille, elle ira aux sociétés les plus mêlées, jusque
sur l'échafaud, s'il le faut, pour soutenir un criminel; elle ira en Avignon,
et, au milieu de ces actes extérieurs, dans le fond elle poursuivra la sainteté
jusqu'au fini le plus consommé. Elle aura la crainte, le scrupule même, la douleur amère de la moindre
faute qui pourra lui échapper : un regard détourné un instant sur un frère
qui passait... Elle a
senti le besoin pressant du fini dans la perfection.
Ce besoin impérieux doit
être aussi en nous toujours renaissant. Certaines âmes ont parfois des ardeurs
qui se déclarent et les enflamment, pendant quelque temps. Puis il arrive que,
le temps changé, les circonstances n'étant plus les mêmes, le milieu différent,
elles se croient autorisées à laisser éteindre leur ferveur. Ce n'est pas ainsi
qu'est la faim selon l'Esprit, elle se redresse toujours, elle est
persévérante : « Faisont le bien, n'ayons pas de défaillance »,
dit saint Paul (II Thess., III, 13). Qu'il fasse beau ou triste au dedans, que
telle ou telle passion se soulève, que les influences extérieures qui nous
consolent ou nous affligent changent, l'âme qui a la force du Saint-Esprit
conserve toujours renaissantes sa faim et sa soif : elle reste la même,
parce que ce n'est pas sur ses forces qu'elle s'appuie, mais sur la
communication de la force de Dieu que lui donne le Saint-Esprit.
Nous pourrions ici faire
notre examen de conscience. Nos négligences, nos torpeurs, nos inconstances qui
nous empêchent de faire le bien à fond, d'une façon continue, tout cela vient
de ce que nous n'avons pas assez faim de la sainteté. Le Saint-Esprit peut nous
donner cette faim, puisque nous avons en nous le don de Force, qui est destiné
à la produire. De nous-mêmes nous ne pourrions l'avoir; mais tendons notre
voile, ouvrons notre cœur, exposons-nous à l'action du Saint-Esprit, pour qu'il
nous communique cette force impérieuse et toujours égale à elle-même.
Enfin, participant à toutes
les propriétés de la faim, ce besoin, quand il est rempli, nous donne de la
joie. Lorsque nous avons fait effort pour suivre l'inspiration du Saint-Esprit,
lorsque nous arrivons à une certaine continuité dans l'œuvre de Dieu ou que
nous accomplissons une œuvre plus difficile, nous sentons un contentement
intérieur. L'âme vient de faire un sacrifice, un effort, elle sent de
l'apaisement, sa faim est apaisée pour un temps.
C'est ainsi que sainte
Catherine, après un effort qui demandait plus de sacrifice, – quand, par
exemple, soignant une lépreuse, elle avait fait un effort suprême pour
surmonter le dégoût et se dévouer à celle qui la persécutait –, sentait sa faim
de sainteté apaisée dans un repas magnifique. Elle était heureuse, et
Notre-Seigneur lui apparaissait, lui disait son contentement, sanctionnant
ainsi cet état d'apaisement dans lequel elle était entrée. Après une journée où
nous avons bien rempli notre devoir, nous sommes comme nourris de la volonté de
Dieu, nous sommes apaisés, tranquilles; c'est la joie spirituelle promise à
ceux qui font leur effort pour contenter la volonté de Dieu.
Puisqu'il en est ainsi et
que le Saint-Esprit veut nous aider, nous n'avons qu'à invoquer son secours,
nous mettre sous son influence, et il nous donnera cette faim et cette soif de
la justice. Il arrivera ainsi que, d'une manière toute simple, nous résoudrons
une foule de problèmes et surmonterons une multitude de tentations qui nous
viennent sous la forme des trois concupiscences. Sous l'impulsion du
Saint-Esprit, il nous suffisait, au point de vue de la pauvreté, du simple
mot : « Peu », pour nous retirer de tout. De même, pour la
sainteté, en nous inspirant faim et soif, le Saint-Esprit nous donnera une
sorte de flair, de tact, de sens divin avec lequel nous marcherons, sachant
toujours comment nous comporter en face des devoirs et des obstacles divers.
Il faut pourtant nous
garder des illusions, Il est des personnes à qui leur imagination donne une
faim de sainteté factice, qui n'est pas selon le Saint-Esprit, mais selon leur
goût et qui deviennent par là des tyrans pour les autres. Jamais la véritable
faim de la sainteté n'a de ces écarts, comme jamais l'inspiration n'est
contraire à la prudence ni à l'obéissance. Nous ne devons pas nous croire
autorisés par le Saint-Esprit à une faim de sainteté personnelle, par exemple à
un amour intransigeant pour telle observance, telle mortification, et cela
contre l'autorité, la règle, la prudence. Eliminons ces choses, conservons ce
qui est bon. « Éprouvez les esprits, disait saint Paul; ce qui est bon,
tenez-le ferme (Thess., ?,). » Si nous sommes véritablement sous l'influence
du Saint-Esprit, cela nous conduira loin – selon l'obéissance et la prudence,
le terrain est large – très loin dans le fini de la perfection, de la sainteté,
dans l'accomplissement de la volonté de Dieu.
IV. – Pratique
Voyons de plus près ce que
nous inspire la faim de la sainteté, cette faim qui nous vient du Saint-Esprit.
1.
La faim et la soif de la doctrine divine. – C'est par là que le vrai Dieu se fait jour
en nous, qu'il nous est connu pour se faire aimer. Cette doctrine est contenue d'abord dans les
enseignements du Nouveau Testament et la doctrine de l'Église. Certains saints
ont médité avec l'Esprit de Dieu sur les paroles de Dieu, et ils nous les
donnent plus expliquées et renfermant encore l'émotion qu'ils ont éprouvée.
Cette doctrine nous fait connaître Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, sa vie
divine, la charité avec laquelle le Père envoie son Fils, Notre-Seigneur avec
sa double nature, son Cœur adorable, organe de l'amour substantiel de Dieu, les
gestes de sa vie qui traduisent en partie la sainteté du Père; le drame de la
Rédemption dont nous sommes la cause, le Saint-Esprit avec ses bontés, ses
attentions, son influence, l'Église, la liturgie, les écrits des docteurs et
des saints, notre Credo en particulier: voilà la nourriture de la contemplation
et de la charité véritable qui, dans la mesure où elle est instruite, trouve le
vrai Dieu. Si nous avons quelques instants, allons à cette
nourriture; si même nous sommes fatigués, nourrissons-nous-en encore par nos
souvenirs. Méditons les mystères du Rosaire qui renferment la quintessence de
la doctrine de la révélation. Cette nourriture est sanctifiante.
2.
La faim et la soif des sacrements, – C'est par eux que nous vient ou nous est renouvelée la grâce divine.
Faim et soif de la pénitence, qui dérive directement de la croix. Toutes les
fois que nous venons à ce sacrement, nous sommes devant la croix, et c'est
Notre-Seigneur qui, du haut de cette croix, par la main du prêtre, nous donne
cette nourriture de la grâce spéciale qui est la force contre le péché.
Faim et soif de la messe, où nous avons la présence
réelle de Notre-Seigneur dans son état d'immolation. Quelle nourriture pour la
participation à la sainteté. Faim et soif de la messe qui se termine par la
réception, dans le tabernacle de notre corps, de ce pain, l'Hostie du Calvaire,
toute brûlante des actes d'amour du Fils de Dieu. Quel accroissement de grâce
sanctifiante nous y est communiqué ! « Je suis le pain de vie »,
a dit Notre-Seigneur. Si nous voulons mener une vie sainte, celle qui conduit à
Dieu, ayons faim de ce pain; c'est là l'aliment, la source, la manne cachée. « J'ai faim », disait simplement
sainte Catherine, et le bienheureux Raymond comprenait, et il allait chercher
l'Eucharistie. Si quelquefois nos communions sont tièdes, tourmentées,
c'est que nous n'avons pas assez faim habituellement. Notre faim devrait être à
l'état de besoin impérieux. Que pourrions-nous désirer de plus, puisque nous
avons Celui que les Bienheureux possèdent lorsqu'ils le contemplent face à face
et se nourrissent de lui ? Nous devrions vivre toute la journée de cette
réception du corps de Notre-Seigneur, comme aussi du désir de le recevoir à
nouveau.
3.
La faim et la soif de la Volonté de Dieu. – Nous sommes encadrés par la volonté de Dieu.
Elle se présente à nous sous la forme de la Règle, des obédiences qui nous sont
communiquées, des inspirations de notre conscience... Mais nous ne savons pas le reconnaître. Nous pensons avoir affaire à
telle occupation qui nous agrée ou non, à telle personne, à telle contrariété,
à telle épreuve de la vie commune... Mais ce sont des volontés de Dieu. Si nous
avions faim de justice comme Notre-Seigneur, nous irions à ces occasions de
trouble, d'épreuve, comme à une nourriture succulente qui nous apaiserait. Le Saint-Esprit est capable de nous inspirer
ces redressements dans tous les détails. Pendant sa vie cachée, Notre-Seigneur,
dans ses actions, ses courses, ses occupations, ses conversations, rencontrait
des occasions de froissement, d'ennui; c'était sa nourriture, la volonté de
Dieu qu'il voyait en toutes choses, petites et grandes.
Quand Dieu veut pour nous
l'épreuve, la souffrance, c'est sa volonté. Les souffrances sont pénibles.
L'impression naturelle que font ces messagères du bon Dieu est une impression
d'ennui, de dégoût; on gémit sur soi, on voudrait se soustraire. Une âme forte reconnaît là la volonté de Dieu, Sainte Thérèse ne
concevait pas une vie sans souffrance: «Ou souffrir, ou mourir» disait-elle.
La faim des souffrances est difficile, héroïque;
non seulement ne pas s'y soustraire, mais au contraire les désirer est un effet
manifeste du don de force. Il est des âmes qui en sont là; elles appellent les infirmités, des
miséricordes du Seigneur. Elles voient dans les souffrances une association plus proche aux souffrances
du Sauveur et elles en ont soif. Cela est au-dessus de nos forces, mais le
Saint-Esprit peut nous l'inspirer, pourquoi ne pas le lui demander.
4.
La faim et la soif des âmes. – C'est encore une nourriture qui nous est proposée. Et d'abord les
âmes des personnes qui nous entourent. Ce sont des âmes que Dieu aime,
auxquelles il veut du bien. Elles ont leurs lacunes, leurs insuffisances, comme
nous avons les nôtres. Cependant Dieu se plaît en elles, il veut les
sanctifier, parce qu'il voit avant tout leur bien. Nous devons entrer dans
cette vue et cette volonté de Dieu, réprimer tout sentiment mauvais, amer, et
faire sortir de nous-mêmes des sentiments de bonté, de miséricorde, leur
procurer tous les services, afin de les aider dans ce travail de leur sanctification.
Ensuite, les âmes des malheureux qui ont besoin de
nous. Il faut en eux voir les âmes,
la volonté de Dieu sur elle, la résidence mystérieuse de Jésus-Christ dans le
pauvre et le malade. Appliquons-nous-y de plus en plus à fond, et par notre dévouement
inlassable aux misères des corps, donnons à Dieu des âmes, sanctifions ces âmes
auxquelles il nous envoie, ou qu'il nous envoie.
Nous avons donc bien des
occasions d'éprouver et de satisfaire cette faim et cette soif de sainteté, qui
nous est donnée dans l'Évangile comme une béatitude et qui naît de l'activité
du don de Force.
Remettons-nous pleinement sous
le souffle divin, qui nous donnera la force, la confiance, l'activité
victorieuse et dont la marque en nous sera la faim de la sainteté, la soif de
la volonté divine. Ne craignons pas de pousser à fond cette faim, dans les
limites de la prudence; le Saint-Esprit est avec nous pour nous conduire
jusqu'à la vérité, la justice, la sainteté. Notre labeur, s'il demande des
consentements qui sont des sacrifices, sera récompensé, car il est écrit dans
l'Évangile « que ceux qui ont faim et soif de la justice sont bienheureux,
parce qu'ils seront rassasiés (Matth., V, 6) ».
Chapitre V
Le Don de Piété
« Dieu a mis en nous l'Esprit de son Fils,
cet Esprit qui crie : Père. » (Gal., IV, 6).
cet Esprit qui crie : Père. » (Gal., IV, 6).
Déjà
le terrain est déblayé, grâce au souffle de l'Esprit de Dieu, Par l'Esprit de
Crainte, notre vie est débarrassée des trois concupiscences, ce qui était le
désir profond de notre vie religieuse. Par l'Esprit de Force qui produit en
nous la faim et la soif de là sainteté, nous voici armés puissamment en face de
nos devoirs quotidiens et des obstacles que nous rencontrons dans leur
accomplissement.
L'Esprit
va nous donner une touche nouvelle, afin d'établir la paix, non plus dans notre
domaine intérieur, précisément en regard de nos concupiscences ou de nos
devoirs personnels, mais en face d'autrui. Il va nous établir dans la paix, et,
étant paisibles, nous n'aurons plus d'autre préoccupation que de nous élever
plus haut, au sommet de la vie intérieur avec Dieu.
I. – Définition de la piété
Cette
nouvelle touche de l'Esprit est le don de Piété. Elle produira effet sur le
terrain de nos relations avec autrui.
C'est
la vertu de justice qui, pour l'ordinaire, nous établit dans cette paix,
harmonise nos actes avec le droit d'autrui : par elle, nous payons à
chacun ce que nous lui devons. La justice n'est pas tout : il y a la
charité. Mais la justice est le fond de la vie sociale, et, transportée dans
l'ordre surnaturel, elle est le fond de la vie de l'Église et du monde. C'est une des raisons pour lesquelles nous disons d'un saint qu'il est
juste; il ne doit rien à personne, il a tout payé, il a fait droit aux droits
qu'il rencontrait, y compris ceux de Dieu.
Parmi
les droits que nous rencontrons, il en est un en effet qui est le droit
suprême: le droit de Dieu. Dieu est notre Créateur, sans lequel nous
n'existerions pas. Il nous conserve, il est le Maître de notre vie, notre
souverain Bienfaiteur, il a des droits premiers. C'est pourquoi il y a, dans la
vertu de justice, une partie principale, la religion, par laquelle nous rendons
justice, autant que nous pouvons, à Dieu lui-même. De nos jours, on croit être
juste sans rendre justice à Dieu. Erreur ! La vertu de religion est la justice
première.
Dans
les différentes nuances de la vertu de religion il y en a une qui a quelque
chose de particulier, de doux: c'est la piété. La piété est une partie de la
vertu de religion par laquelle nous rendons justice à Dieu en lui donnant la
dévotion, la prière, le sacrifice, le jeûne, l'abstinence, le respect, le
culte, tout l'ensemble des devoirs par lesquels nous reconnaissons qu'il est le
Souverain Seigneur. La piété met dans la religion un accent de tendresse, parce
qu'en Dieu elle s'adresse au Père. Elle va plus loin que la religion naturelle
ordinaire; elle ne voit pas les droits du Maître, du Seigneur, mais ceux du
Père; elle est une religion qui a du cœur. On
ne paye pas son père comme on paye une autre personne; à l'égard d'un père on
ne pratique pas la justice avec ce qu'elle a de raide et d'indifférent aux
personnes.
Qu'on
rende à Dieu les devoirs qu'on lui doit: devoirs de chrétien par la prière,
l'assistance à la messe, la réception des sacrements; devoirs religieux, par
l'accomplissement des exercices promis, l'observance de la règle... Tout n'est
pas accompli! Un enfant vis-à-vis de son père n'est jamais en règle, il sent
avec cœur qu'il doit lui rendre honneur et culte; aussi la religion est
abondante. La piété est le cœur de la religion.
II. – Le don de piété
C'est
de ce cœur de la religion que l'Esprit divin va s'emparer, et là, par une
inspiration nouvelle il viendra nous toucher dans l'intérieur de nous-mêmes
pour nous animer de l'Esprit de Piété.
L'Esprit de Piété en Notre-Seigneur
Quand
on parle de l'Esprit de Piété, une image s'élève en nous, celle du Fils
bien-aimé du Père. Ce qu'il y a d'original, de vraiment nouveau dans
l'Évangile, c'est la révélation de la paternité divine. On trouve bien une
certaine connaissance de cette paternité dans les différentes religions. Mais
Notre-Seigneur a ressenti à fond et d'une façon unique ce sentiment des fils
envers leur père. A cela rien d'étonnant, puisqu'il est le Fils consubstantiel
du Père. Tertullien a dit que personne n'est plus mère que Dieu, Personne,
pouvons-nous dire, n'est plus fils que Notre-Seigneur.
L'Esprit
de Piété apparaît déjà en Notre-Seigneur quand, âgé de douze ans, il répond à
ses parents qui le cherchaient : « Ne faut-il pas que je sois aux
choses de mon Père ?(Luc, II, 48) » Toute sa vie est, dans ce
programme. Il reconnaît bien le pouvoir de Marie et de Joseph : « Il
leur était soumis »; mais quand il s'agit de son Père, il ne connaît plus
que lui.
Nous
avons des traits innombrables du cœur filial et pieux de Notre-Seigneur. Saint
Matthieu nous rapporte cette belle prière, qui semble provenir de saint Jean,
tellement elle a un caractère d'intimité : « Je vous remercie, mon
Père, d'avoir caché ces choses aux orgueilleux, et de les avoir révélées aux
humbles... C'est bien ainsi, mon Père, parce que cela sous plaît... Toute
puissance a été mise entre mes mains par mon Père... Personne ne connaît le
Père sinon le Fils et celui auquel le Fils l'a révélé... Venez, vous tous qui
êtes chargés, et je vous soulagerai. Mon joug est doux
et mon fardeau léger. (Math., XI, 25-30) »
Quel épanchement ! Ita, Pater; Oui,
Père ! C'est la traduction la plus prenante de la relation du
cœur d'un fils avec son père. Et celle-ci, qui la commente; « Je fais
toujours ce qui lui plaît » « Oui, mon Père, puisque cela vous plaît.
(Jean, VIII, 29) » On constate aussi ce culte de Notre-Seigneur pour son
Père dans le discours sur la montagne, qui est comme l'introduction à
l'Évangile de la doctrine de Notre-Seigneur. Le nom de son Père y apparaît à tous
les tournants. Il promulgue la loi nouvelle, et le grand article c'est la
paternité divine : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est
parfaits. (Mtth., V, 48) » Ce Père, qui fait luire son soleil sur les bons
et sur les méchants, pleuvoir sur les justes et sur les injustes. S'agit-il de
la prière, d'enseigner la manière de jeûner ou de faire l'aumône: tout se fait
par amour du Père, par piété filiale : « Enfermez-vous avec le
Père »; pas de bavardage : « Le Père sait ce dont vous avez
besoin »; pas d'hypocrisie : « Le Père qui est dans le secret
vous le rendra. (Matth., VI, 6, 8, 18) »
Le
Verbe est la splendeur du Père, il ne vit qu'en le reflétant; il en reçoit la
substance et la lui renvoie comme une image de la perfection de sa face. Ce
sont ces perfections qui se traduisent dans l'humanité de Notre-Seigneur par
ces accents de fils.
Dans
le discours après la Cène, Notre-Seigneur dit encore :
« Philippe, qui me voit, voit aussi mon Père. (Jean, XIV, 9) » Il dit aussi : « Quand je fais quelque chose, je ne suis jamais seul... Il y a le Père et moi. (Jean, XVI, 32) » Dans la prière sacerdotale, on trouve un accent encore plus filial, plein de confiance, d'abandon, de respect. Notre-Seigneur est en rapports intimes avec son Père, rapports de respect, rapports d'amour; il pratique continuellement la volonté du Père: le Père est l'horizon de sa pensée, il ne le quitte pas.
« Philippe, qui me voit, voit aussi mon Père. (Jean, XIV, 9) » Il dit aussi : « Quand je fais quelque chose, je ne suis jamais seul... Il y a le Père et moi. (Jean, XVI, 32) » Dans la prière sacerdotale, on trouve un accent encore plus filial, plein de confiance, d'abandon, de respect. Notre-Seigneur est en rapports intimes avec son Père, rapports de respect, rapports d'amour; il pratique continuellement la volonté du Père: le Père est l'horizon de sa pensée, il ne le quitte pas.
Dans
la parabole de l'enfant prodigue, il nous fait le portrait de ce Père; un cœur
plein de pitié, de miséricorde, d'une condescendance infinie. Enfin, il nous a
légué comme un testament de son cœur filial, dans la prière qu'il nous a
ordonné de dire : « Notre Père qui êtes aux cieux. » Il ne veut
pas que nous considérions en Dieu autre chose que ce qu'il y voit lui-même :
sa paternité. Cette appellation de Père enveloppe toutes les demandes; du
Pater, c'est à chacune qu'il faudrait le répéter : « Père, que votre
règne arrive. Père,
que votre volonté soit faite. Père, donnez-nous notre pain... Père, pardonnez-nous... » C'est le cri du cœur de Notre-Seigneur, et
il veut le transplanter dans le cœur de ses enfants. Voilà la grande révélation
de la paternité divine.
L'Esprit de Piété en nous
Mais comment pourrons-nous avoir un cœur
semblable à celui de Notre-Seigneur ? Le
Voici : Le Saint-Esprit est l'Esprit du Verbe, l'Esprit de Notre-Seigneur.
Quand il nous promet le Saint-Esprit, Notre-Seigneur dit : « Il ne
fera rien de lui-même, il dira ce qu'il aura entendu; il recevra du mien, et
avec ce mien il vous évangélisera, vous suggérera ce que j'ai dit. (Jean, XVI, 13, 14) » Il recevra du mien, quoi donc? Evidemment ce
qu'il y a de plus intime, de plus sien en Notre-Seigneur, le sens de la
paternité de son Père: sa piété. Voilà ce que recevra l'Esprit pour nous le
communiquer.
L'Esprit
de Piété tire donc son origine de l'envoi qu'en fait Notre-Seigneur. Enfants de
Dieu régénérés, nous avons à notre disposition l'Esprit de son Fils, qu'il nous
a envoyé et qui crie en nous, comme il crie au fond de son âme à lui :
« Abba, Père. » L'Apôtre nous donne ce mot familier dans la langue
syro-chaldaïque qu'employait Notre-Seigneur, afin sans doute de lui garder,
avec la langue, l'accent intraduisible qu'il avait dans sa bouche.
Voilà
ce qu'est le don de Piété, d'où il vient, en qui il trouve son modèle, et quel
est son acte spécial : former au plus intime de nos âmes le doux nom du
Père céleste, avec quelque chose de l'accent que mettait à le prononcer
Notre-Seigneur.
III.
– L'œuvre du don de piété
Nous rejoignons ici nos devoirs ordinaires, mais
d'en haut, avec la simplicité de moyens divins. Le
désir d'appauvrissement, disions-nous, est mis dans notre cœur par le
Saint-Esprit, qui y grave ce tout petit mot : Peu. La
Force y est déposée par le sentiment simple de la faim de la sainteté :
J'ai faim. La piété nous sera inspirée par ce petit mot : Abba, Père,
formé dans notre cœur par le Saint-Esprit.
Une
toute petite pièce de monnaie, si elle est en métal précieux, peut-être
équivalente à un lingot de billon. Un seul diamant peut dépasser en valeur une
masse de pierres moins fines. Avec ce simple mot que nous donne le Saint-Esprit
en nous inspirant la piété, avec ce nom de Père nous avons l'équivalent, et
plus, de toute la religion. La vertu de religion est engendrée tout entière
dans un état supérieur en celui qui, sous l'inspiration de l'Esprit de Piété,
conçoit et honore Dieu comme son père.
Avec notre ordinaire vertu de religion, nous
nous appliquons à la piété d'une façon sincère mais laborieuse. Nous
remplissons nos journées avec des exercices pieux; en ce qui concerne le culte
de Dieu, nous accomplissons nos devoirs dans les temps, avec le soin,
l'attitude, les gestes, le ton voulus. C'est une manière de faire méritoire et
indispensable; elle fait le fond même de notre vie chrétienne, mais elle est
pénible, traversée d'une foule d'accrocs, sans parler des distractions,
torpeurs, négligences, des prières écourtées, dites trop vite, etc... Et
cependant, nous y mettons notre bonne volonté. Ah ! si le Saint-Esprit
nous donnait quelque chose du Fils bien-aimé du Père, de cet amour, de cet
accent pénétrant qu'il mettait à tout ce qu'il faisait pour son Père, si dans
notre esprit il mettait son Esprit de Piété, qui était l'âme de sa vie, nous
retrouverions aisément et aimerions par l'intérieur tout ce que nous faisons
péniblement. La prière ne coûterait pas, nous irions au devant! La durée des
exercices? Mais nous nous y sentirions dans l'intimité avec notre Père ! Les
devoirs multiples, l'office commun, les appels à la prière qui viennent couper
notre vie ?... A tout nous serions préparés, donnés d'avance par un cœur
essentiellement filial !
Voilà ce que peut nous procurer l'Esprit de
Piété. Nous irons donc au-devant de cet Esprit par un amour
de Dieu toujours plus vainqueur, plus souverain et plus intime. Dans cet amour
nous trouverons la soumission, l'impressionnabilité aux touches de l'Esprit,
qui pourra ainsi former, pétrir notre cœur sur le modèle de Notre-Seigneur, et
en faire un cœur d'enfant attentif aux choses de son Père. Voilà comment nous
renouvellerons notre piété par l'intérieur. Mais déjà le don de Piété existe en
nous, de par notre Baptême, avec la grâce sanctifiante. Nous en usons,
quelquefois, dans l'oraison, à un moment de grâce, nous nous recueillons sous
la touche divine, nous nous enfermons en face du Père dans le secret, et de
temps en temps sa figure paternelle s'éclaire et nous est révélée. Il s'agit
donc d'avoir une plus grande docilité, une plus grande impressionnabilité. Dans
la mesure où nous établirons ce culte en esprit et en vérité, nous nous
contenterons le moins possible de formules, de devoirs accomplis par manière
d'acquit. Nous
trouverons au plus intime de nos prières le sens de la paternité à l'exemple de
Notre-Seigneur, et alors nous répondrons à notre vocation, nous serons vraiment,
et à fond, des âmes religieuses.
La vertu de religion, après les vertus
théologales, est notre vertu principale; elle doit faire passer à la pratique
les inspirations des vertus théologales. Son exercice est la louange de Dieu,
mais rien dans notre vie n'échappe à son esprit, tout ce que nous faisons est
pour la gloire de Dieu. Elle est le cœur de notre
esprit; mettons-y ce sens du sentiment paternel divin, de la bonté, de la
bienveillance de Dieu comme nous l'a révélée Notre-Seigneur.
Ayons
le culte spécial de cette inspiration du Saint-Esprit qui nous souffle le sens
de la paternité; ne soyons plus si actifs, mais davantage passifs; aimons à
recevoir de Notre-Seigneur du sien, stables dans la docilité, et notre cœur
sera transformé par un sentiment de filiation. Puis, allons avec allégresse à tous nos
devoirs de religion.
IV. – Son rayonnement
L'Esprit de Piété et la fraternité humaine
La
piété ne simplifie pas seulement le travail de la vertu de religion. Elle
simplifie aussi nos rapports avec autrui. Si nous avons le sens de la paternité
divine, nous considérerons les autres (les autres – mot si dur) comme des
frères, les enfants bien-aimés du même Père céleste.
Dans
la piété se trouve l'amour fraternel, dit l'Apôtre ( II Pierre, I, 7). Dans le
sens de la Paternité universelle de Dieu sur tous ses enfants se trouve le sens
de la fraternité. Dans nos rapports avec autrui, nous apporterons donc la même
douceur, la même tendresse qu'avec le Père.
La
justice toute seule est raide, elle dit : Prends ce qui est à toi et
va-t'en; c'est juste, mais c'est dur. Mais elle s'attendrit, elle a du cœur,
quand ceux à qui elle s'adresse apparaissent comme les fils d'un même Père. La piété attendrit les relations sociales. D'un bout à l'autre elle met
la paix; paix avec Dieu, paix avec tous, abondamment. Dégagés désormais de tous
soucis dans nos relations avec les droits d'autrui, comme vis-à-vis des
concupiscences personnelles, nous aurons ainsi la paix, et nous pourrons
librement « voler vers Dieu », comme dit l'Imitation, vaquer aux
choses divines, nous élever aux hauteurs de la contemplation.
L'extension de la paternité divine
Un
rayonnement spécial de l'Esprit de Piété s'étend à tous ceux qui participent à
la paternité divine, « Je fléchis les genoux devant le Père de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, de qui toute Paternité tire son nom, dérive au ciel et sur la
terre. (Eph., III, 15) » Saint Paul voit ici dans le ciel et sur la terre
une extension de la paternité divine, elle est partout où l'on peut prononcer
le nom de Père.
Au
ciel : Nous ne disons pas sans doute à
Notre-Seigneur et au Saint-Esprit: Notre Père. Cependant ils sont Père dans un
certain sens, en ce qu'ils ne sont avec le Père qu'un seul Dieu, un seul
créateur, un seul bienfaiteur. C'est déjà dans le ciel une
extension de la paternité. Le rayonnement de cette paternité s'étend encore à
certains saints : au premier rang, à la sainte Vierge. Nous ne disons pas
la « paternité » de la sainte Vierge, mais la
« maternité », qui est universelle. Elle participe au premier chef à
la paternité divine, elle a droit à notre piété filiale, nous l'appelons :
Mère de la Miséricorde, Mère de la divine grâce... Le patriarche saint Joseph,
patron de l'Église universelle, saint Dominique, Père de notre Ordre, ont une
paternité qui est un rayonnement de la paternité divine. Le don de Piété nous
inspirera un accent filial vis-à-vis de ces dépositaires au ciel de la
paternité divine : partout où reluit un rayon de cette paternité, le même
sentiment doit se répandre dans le culte que nous offrons.
Sur
la terre : Il y a un rayonnement de la paternité
divine dans l'Église, et particulièrement sur celui que nous appelons le
Saint-Père, en latin : Papa; le Père grand, tendre, aimé. Il y a un culte
filial envers l'Église; l'Esprit de Piété nous l'inspirera. Ne sont pas pieux ceux qui ne reconnaissent pas, dans l'Église, une
Mère, et dans son Chef, un Père, auquel on doit un amour filial. Ainsi en
fut-il récemment de personnes même dévotes qui, ne trouvant pas le Pape assez
patriote, se répandaient en plaintes, en récriminations. Les âmes pieuses, qui
ont une dévotion filiale au Pape, n'ont pas de ces oublis, elles acceptent son
autorité et tout ce qui vient de lui, comme d'un Père qui possède le
rayonnement du Père céleste.
Plus
loin encore, nos supérieurs dans notre Ordre et tous les supérieurs
ecclésiastiques possèdent aussi un rayonnement de la paternité divine. La Règle nous dit :
Obéissez à vos Supérieurs comme à des Pères comme à des Mères. La considération
de ce rayonnement qui est sur leur front doit dominer dans la justice que nous
exerçons, par le respect, par l'obéissance vis-à-vis de nos Supérieurs; elle
doit y apporter quelque chose de spécial. Notre obéissance envers eux ne doit
pas être quelconque, mais dévote, filiale, pieuse.
Il est une chose encore, non plus une personne,
sur laquelle s'étend un, rayonnement de la paternité divine : la sainte
Ecriture. Elle se présente avec l'autorité de la Règle de notre
foi, en particulier le Nouveau Testament et, en vérité, elle nous nourrit comme
un Père. Dans la lettre sacrée, s'exerce envers nous une bonté paternelle, Dieu
le Père y a mis quelque chose de lui. Nous devons donc avoir le respect et
l'amour les plus grands pour la sainte Ecriture, non pas tant par des marques
extérieures, comme d'en baiser la page avant et après la lecture, que par une
filiale docilité à la suivre. Ceux qui l'ont
interprétée comme une parole humaine, lui donnant leur sens, cherchant à lui
enlever tout droit à notre respect, ont fait un grand péché. Comme si nous écoutions la voix même de notre Père, nous devons recueillir
les paroles de la sainte Ecriture, les accepter, y consentir intérieurement
avec un amour filial, nous les incorporer pour nous en faire un foyer de
connaissance, d'amour, d'activité au service de Dieu.
Chapitre VI
La Béatitude de la Douceur
« Bienheureux les doux,
parce qu'ils possèderont la terre. » (Matth., V, 4)
parce qu'ils possèderont la terre. » (Matth., V, 4)
L'activité
du don de Piété se traduit par l'inspiration de la douceur. Nous allons voir
comment se fait le raccord entre le don de Piété et la béatitude de la douceur.
C'est dans les relations avec les hommes que la douceur trouve son emploi. On peut être doux et on doit l'être, d'abord intérieurement, mais cette
vertu s'épanche ensuite sur autrui.
I. – Justice, piété et douceur
Par
quoi sont réglées les relations avec le prochain ? D'abord par la vertu de
justice qui s'établit entre le doit et l'avoir, qui fait l'égalisation entre
les dettes et les droits, et met ainsi la paix. Quand nous avons reçu ce qui
nous était dû, nous sommes en paix avec l'homme qui nous devait. L'homme, né
sociable, a besoin de la justice, qui lui permet d'entretenir des relations,
entre commerçants par exemple, par des échanges mutuels. Cette vertu est
extrêmement utile pour que les rapports soient bons, et on constate qu'ils
peuvent être excellents entre gens qui vivent dans sa pratique. Néanmoins,
cette justice a quelque chose, non pas d'injuste, mais de raide en ce qu'elle
ne tient pas compte des personnes; elle regarde uniquement ce qui est dû de
part et d'autre, elle fait l'égalisation entre les choses. Aussi ceux qui sont payés n'en ont aucune reconnaissance, il s'agit
d'une chose convenue.
Dans
ces conditions les relations sociales ne vont pas très loin, et nous voyons les
classes divisées, encore que chacune reçoive son dû, parce que derrière les
relations de justice, il n'y a pas de relations personnelles. Si, anciennement,
on trouvait de vieux serviteurs attachés aux famille, c'est qu'il y avait plus
de charité, et par conséquent plus d'attention aux personnes.
Le
don de Piété va donner d'en haut un secours pour venir en aide à la pauvre
justice qui, au point de vue de la paix, est si limitée, si impuissante. La
Piété nous fait voir, sentir en Dieu, le Père. Mais il n'est pas difficile de
s'apercevoir que ce Père est un Père commun; non pas notre Père à nous
individuellement, mais notre Père à tous. Notre-Seigneur a voulu que, lorsque
nous prions, nous ne disions pas : mon Père, comme il disait, lui, Fils
unique, mais : notre Père, tous ensemble; le Pater est une prière
essentiellement collective, Celui donc qui a le sens de cette paternité regarde
l'humanité comme une grande famille dont les membres sont liés entre eux par le
lien le plus étroit, celui du premier degré : enfants d'un même Père, ils
sont, non pas cousins, mais frères. C'est exact, et
c'est pourquoi l'Église se sert de ce mot : le prochain, car on ne peut
pas être plus proche.
Or,
il est clair que nos relations s'attendriront, si nous voyons un frère en ceux
qui ont affaire à nous, que nous rencontrons autour de nous. Une douceur, une
familiarité se répandra dans toutes les relations humaines : comme la
douceur règne au fond, malgré toutes les petites algarades fraternelles, entre
les frères d'une même famille, unis sous l'autorité du père et de la mère. Le rayonnement naturel de la piété que nous avons envers le Père s'étend
aux enfants. L'humanité
est ainsi animée par la douceur des uns vis-à-vis des autres. Et c'est par là que s'annonce la solution de la question sociale. Quand on
aura compris, saisi à fond, expérimenté, goûté la paternité divine et la
filiation commune dans le Père, les conflits violents disparaîtront entre les
nations comme entre les diverses classes de la société.
Ne
voyons-nous pas dans les premiers chrétiens cet esprit de fraternité : ils
ne faisaient qu'un cœur et qu'une âme; les païens étonnés disaient :
« Voyez comme ils s'aiment. » Et Dieu a conservé dans les instituts
religieux comme un foyer où demeure ce culte, qui n'existe plus dans le monde;
ils représentent au fond ce qu'était la communauté primitive.
C'est
dans le sentiment vif de la paternité céleste que nous trouvons l'amour de la
fraternité. Un batelier corse, ayant vu chasser de la côte de pauvres bateliers
étrangers, exprimait ainsi son indignation : « Est-ce bien d'affamer
des hommes qui ont besoin de manger ? Est-ce que ce ne sont pas des corps de Dieu
comme nous ? » Cet homme, sans s'en
douter, traduisait le mot de saint Paul : « Les nations diverses ne
forment qu'un seul corps en Dieu. (Eph., III, 6) » Comme nous
disons : confrères, saint Paul dit : « concorporales », des
corps différents dans un seul corps.
L'humanité
forme une famille sur laquelle se repose le regard du Père céleste. L'amour du
Père s'étend sur tous les hommes. « Il fait luire son soleil sur les bons
et sur les méchants. (Matth., V, 45) » Au point de vue surnaturel, il a
dessein de les sauver tous — quoique néanmoins il y en ait qui lui échappent.
Il leur en donne le moyen, il veut en faire ses enfants préférés, participant à
sa nature, communiant à sa propre vie. Toute
l'humanité est une seule famille, comme une seule pâte humaine. Entre tous les membres doit régner la douceur. Ce sera d'abord dans les
cœurs, les mœurs de chacun — la colère, l'indignation, les sentiments violents
— étant contenues. Puis dans les procédés, par les marques de bonté les uns
pour les autres.
Ainsi
la Piété nous donne le sens de la Paternité divine, et au bout de l'inspiration
de la piété se trouve la douceur. Le raccord est lucide.
II. – la douceur, acte du don de piété en
Notre-Seigneur
Cet
esprit de douceur, nous le trouvons en sa plénitude en Notre-Seigneur. Personne
en piété n'a atteint un tel degré; personne n'a été plus fils; mais voyons
comme sa piété, son sentiment profond de la paternité divine, se tourne en
douceur infinie : « Apprenez de moi que je suis doux », dit-il
(Matth., XI, 29). S'il a un commandement qui lui est propre, son commandement,
c'est la charité : « Aimez-vous les uns les autres. » Sa leçon
personnelle, son exemple, c'est la douceur : Apprenez de mon exemple, de ma
personne, de moi, de ce que je dis, de ce que je fais. Il suffit de le regarder
pour avoir cette impression de douceur : c'est sa leçon, bien personnelle.
Sans doute Notre-Seigneur a été juste, le zèle de son Père le dévorait, et
quand, dans le temple, il a pris un fouet, il faisait œuvre de justice. Mais en
dehors de ces relations avec ces âmes méchantes qu'étaient les Pharisiens et
les Scribes, avec le reste des hommes nous le voyons d'une douceur infinie. S'il
a pu dire : « Qui m'accusera de péché ? (Jean, VIII, 46) »,
il peut dire de même : « Apprenez de moi que je suis doux », en
face de ceux qui le connaissaient le mieux; ils ne pourront rien lui reprocher.
Dès son entrée dans la vie publique, à sa première manifestation dans la
synagogue de Nazareth, il dit ces paroles : « L'Esprit de Dieu est
sur moi »... à cause de cela « il m'a envoyé pour guérir ceux qui ont
le cœur blessé, rendre la vue aux aveugles, racheter les captifs (Luc, IV,
18) ». C'est parce que l'Esprit de Dieu est sur lui, qu'il a cette
douceur. Saint Matthieu constatant cette douceur lui applique ces paroles
d'Isaïe : « Voici mon fils... on n'entendra pas sa voix... Il ne
criera pas... Il n'éteindra pas la mèche qui fume encore... Il n'achèvera pas
le roseau brisé. (Isaïe, XLIII, 1-4 ; Matth., XII, 17-21) ».
Saint
Paul a ressenti cette même douceur du Christ vis-à-vis de lui, alors qu'il
était encore impie, et il pense qu'il a été traité ainsi pour qu'il soit un
modèle de ce que sera la patience de Dieu dans la formation des élus à venir. Sa
suprême imprécation était : « Je vous en supplie, par la mansuétude
du Christ. » Le Christ donne une impression de
douceur. Il est une apparition de douceur. Non seulement sa vie est en harmonie
avec ce qu'il était lui-même, mais il veut former des doux. « Je vous,
envoie, dit-il, comme des agneaux au milieu des loups. (Luc, X, 3) »
Lui-même avait été ainsi salué par Jean-Baptiste : « Voici l'Agneau
de. Dieu. (Jean, I, 29, 36) » Il envoie ses apôtres sans armes, sans
apparat, pour conquérir le monde par la douceur. Et en effet, s'ils sont forts
dans l'affirmation de la vérité, quand il s'agit de leur personne, les
disciples se laissent, comme saint Etienne, conduire à la mort « avec
douceur ». « Seigneur,
s'écria-t-il, ne leur imputez pas ce péché. (Act., VII, 59) » On croit
entendre l'écho de la Croix : « Mon Père, pardonnez-leur. »
C'est pourquoi Notre-Seigneur ne peut sentir l'indignation chez ses Apôtres. Jean et Jacques veulent appeler le feu du ciel sur les villes coupables de
ne pas les avoir reçus. Il les raille et les nomme désormais « fils du
tonnerre (Luc, IX, 54 ; Marc, III, 17) ».
Dans
l'Évangile, nous trouvons donc la marque de la douceur partout. Cela se
comprend. Notre-Seigneur, dans sa divinité même, dans son âme humaine, voyait
le Père face à face. Il avait d'ailleurs en lui l'inspiration du Saint-Esprit
qui donnait à son âme humaine le sentiment de la paternité. C'est donc avec une
intention extrêmement douce que envoyé par le Père, il accomplissait cette
mission de réconciliation des enfants avec leur Père. Il voyait en nous des
frères, des enfants du Père, et c'est avec ce sentiment très doux qu'il se
consacrait à les sauver.
III. – La pratique de la douceur
La
douceur de Notre-Seigneur est un modèle que nous devons imiter. Bien souvent
cependant nous trouvons dans les personnes pieuses une méconnaissance véritable
de cette douceur évangélique. Dans les âmes dévotes, nous rencontrons une
sévérité, une amertume, un zèle peut-être, mais amer, une indignation... Tout
le contraire de l'esprit de douceur. Et ces personnes sont
« pieuses », elles ne manqueraient pas une seule dévotion; Mais leur
piété se change en venin; ce n'est pas une vraie piété. La vraie piété doit
s'attendrir dans la vue de la paternité de Dieu, puis reverser sur les autres
quelque chose de son attendrissement. Si elle n'est pas douce, c'est qu'elle ne
va pas jusqu'au cœur, de la religion.
La
religion n'est pas un ensemble de pratiques; elle ne s'arrête pas aux objets:
elle est dominée par la pensée du Père qui est au ciel. La vraie piété se
traduit par quelque chose de doux, de compatissant, de bon pour les autres;
elle exige au dedans des sentiments, des pensées, un ensemble de vie intérieure
doux, dans une possession de soi-même qui réprime l'indignation, l'impatience,
la colère.
Si
nous sommes fidèles à l'esprit de Piété qui nous pousse à la douceur, nous réformerons
notre intérieur en nous possédant pour réprimer les poussées de la
nature : « La mansuétude fait les personnes qui sont maîtresses
d'elles-mêmes », dit saint Thomas (II II, q. CLVII, a. 4).
Il
ne faut pas suivre les instincts, les pensées qui traversent l'imagination, qui
nous représentent le prochain sous son aspect ingrat. Nous devons savoir
réprimer un premier mouvement d'antipathie, d'animosité, de violence,
d'indignation, de colère, d'impatience..., mouvements qui se produisent dans
les âmes qui ont des passions, et toutes en ont. Mettons de l'ordre dans notre
intérieur en y faisant régner la mansuétude, la douceur qui est l'application
de ce don de piété dont nous sommes pourvus. Les personnes qui, tout en étant
dévotes, ont conservé tout un ensemble de sentiments naturels ou mauvais qui
les excitent contre le prochain, ont en elles un foyer antifraternel, et c'est
pourquoi, malgré leurs pratiques religieuses, elles exhalent leur mauvais fond
qui est resté dessous ce revêtement de piété.
Il faut que notre piété corrige d'abord
l'intérieur. Notre Seigneur dit que l'extérieur n'a pas d'importance, que
« c'est du dedans que sortent les pensées mauvaises, les mauvais
sentiments (Matth., XV, 11) » et le reste. Nous ne serons pas doux envers
les autres sans cette calme possession de nous-mêmes.
Le don de Piété, en nous inspirant la
mansuétude, a donc pour premier effet de détruire ces mauvais foyers d'aigreur
et d'amertume et met à leur place des sentiments doux, remplis de bonté envers
tous, pour que d'un bon foyer sorte un bon rayonnement.
Quand le Saint-Esprit a suavement accompli cette
pacification intérieure, il nous pousse à être vis-à-vis des autres,
extérieurement, par notre visage, notre abord, notre allure, nos paroles, comme
à l'intérieur, des doux.
Le
programme de saint Paul était « vaincre le mal par le bien (Rom., XII,
21) ». L'échelle de la douceur est, en effet, la rencontre du mal. Nous
triomphons du mal par notre douceur en étant « comme des agneaux au milieu
des loups ». Saint Pierre disait : « Soyez soumis à toute
créatures (I Pierre, II, 13). » Si nous n'abordons pas les autres comme
des maîtres qui veulent dominer, si nous mettons dans nos rapports quelque
chose de respectueux, de soumis, nous disposerons le prochain à la même attitude.
Écoutez
encore cette autre parole : « Regardez-vous les uns les autres comme
étant supérieurs les uns aux autres réciproquement (Philipp., II, 3). »
Alors nous aurons de la considération, des égards, de l'amitié. Lorsqu'on
s'adresse aux hommes du peuple, on est porté à les tenir à distance, à leur
parler avec une certaine condescendance, et on ne réussit pas à gagner leur
sympathie. Il faut s'imprégner de cette vérité que nous sommes tous les membres
d'une même famille : le Saint-Esprit nous inspirera cette conviction et la
parfaite douceur avec laquelle nous devons aborder tous nos frères comme des
enfants du Père céleste.
« Portez
les fardeaux les uns des autres (Galat., VI, 2). » Nous sommes compagnons
de tâche, chacun; avec notre fardeau: pour les uns, souffrances intérieures ou
extérieures; pour d'autres, travail difficile; sachons entrer dans l'intérieur
des autres, porter leurs peines. Faisons-le auprès de ceux auxquels va notre
apostolat. Faisons-le au-dedans de nos familles. C'est là surtout que nous rencontrons des
frères et des sœurs. Ayons cet esprit de
fraternité qui y doit être avoué et officiel. Vis-à-vis de ce premier prochain,
exerçons cet esprit de douceur qui nous vient de l'inspiration du don de Piété,
puisque nous allons vers un même Père qui veut notre bien à tous, dans un même
amour.
Si
nous faisons ces choses, nous posséderons la terre. C'est la grande ambition:
Avoir de l'influence, gouverner les consciences, jouir de l'approbation des
hommes, posséder les cœurs. Le grand moyen, c'est la douceur. Les Apôtres n'en
ont pas connu d'autre, et ils ont réussi d'une manière efficace, le
Saint-Esprit était derrière eux. La douceur inspirée par la piété est
toute-puissante. Si nous voulons posséder la petite terre de notre communauté,
ou cette autre terre qu'est le terrain de notre apostolat, ou encore l'opinion
de notre ville, employons la douceur, c'est le moyen efficace. Elle nous donnera, non seulement la terre d'ici-bas, mais l'autre qui nous
attend là-haut. La «Piété», avec la douceur qu'elle communique, est utile à
tout; elle a la promesse de la vie présente, la terre, et de la vie future, le
ciel.
Ceux
donc qui auront réfréné leurs passions intérieures par la douceur qui jaillit
de l'Esprit de Piété, ayant le culte de la paternité céleste et vivant dans la
fraternité, en répandant la douceur autour d'eux, auront dès maintenant la
terre des âmes et plus tard la terre des vivants. Car leur piété a la double
promesse de la vie présente et de la vie future.
Chapitre VII
Le don de Conseil
« Parle, Seigneur,
ton serviteur écoute. »
(I Roi, III, 9-10)
ton serviteur écoute. »
(I Roi, III, 9-10)
C'est la parole que le
jeune Samuel, sur le conseil du grand prêtre Héli, répondit au Seigneur qui
l'appelait, et, à partir de ce moment, il fut à son tour un grand prophète.
Cette parole nous introduit dans notre sujet : le don de Conseil.
Le don de Conseil vient à
nous sous la forme d'une parole de Dieu, Il nous la fait entendre
intérieurement; il ne nous instruit pas du dehors, comme par la parole de
l'Église, mais au dedans.
I. – Place du conseil dans l'organisme
spirituel
Avant de dire ce que le
Saint-Esprit inspire par son Conseil, il est bon de placer le don de Conseil
dans son milieu.
Remarquons que les dons
nous sont accordés pour venir en aide aux défaillances de nos vertus. Même surnaturelles,
étant notre propriété, — et nous, êtres mobiles, les ayant à notre disposition
pour agir —, ces vertus participent de ce côté aux infirmités de notre nature.
Les vertus sont pourtant de grandes perfections par rapport à la nature
elle-même.
La foi est une grande
perfection pour notre intelligence qu'elle élève dans un domaine bien supérieur
aux forces de notre esprit. L'espérance et la charité sont de grandes
perfections pour la volonté : elles l'attirent vers les biens éternels et
lui donnent des sentiments d'amitié pour Dieu. La prudence a aussi un grand rôle, puisqu'elle
s'empare des intentions de la charité et les transforme en réalisations
pratiques, en mettant la volonté sous l'emprise de la justice, en réglant les
passions par la tempérance et la force.
La prudence intervient entre
les inspirations de l'amour de Dieu qu'elle recueille et les puissances actives
qu'elle fait marcher. Elle est la vertu du gouvernement, le centre de la vie
morale surnaturelle; elle transforme les vues de l'amour en actes de détail, et
l'amour se prouve par des faits.
Pour les dons, le plan est le
même: le don de Crainte perfectionne la vertu de tempérance; le don de Force
perfectionne la vertu de force; le don de Piété perfectionne la vertu de
justice, En s'élevant plus haut, le don de Conseil perfectionnera la vertu de
prudence. Et plus haut encore, les dons d'intelligence et de Science serviront
la vertu de foi, le don suprême de Sagesse servira la vertu divine de charité.
Puisque le don de Conseil
perfectionne la faculté de gouvernement pratique, il se trouve situé au centre
de l'action du Saint-Esprit en nous. Plus haut, il y a la contemplation; plus
bas, la pratique de chaque jour; au milieu, le conseil fait passer la lumière
de la contemplation en dictées pratiques, comme la prudence, mais à sa manière
qui est plus élevée. Il a un rôle directeur sur les autres dons
inférieurs : la Force, la Piété, la justice, comme la Prudence sur les
vertus de religion, de justice, de force, de tempérance.
II. – Les interventions de l'Esprit de
Conseil
On pourrait ici faire une
objection. - Comment le Conseil peut-il être une inspiration ? Rien ne
ressemble moins à une inspiration que la prudence, qui s'occupe de savoir quel
parti prendre et qui pèse toutes choses pour choisir le meilleur. Les conseils
sont ce qu'il y a de plus long et de plus embrouillé. Rien ne ressemble moins à
une inspiration qu'un conseil.
C'est vrai des conseils que
l'on donne, mais non de ceux qu'on reçoit; s'ils nous viennent d'une personne
qualifiée, ils arrivent déjà mûris, acceptables d'emblée. Or les conseils qui
nous viennent par l'Esprit du Père et du Fils sont le fruit du conseil de la
Trinité. Le Saint-Esprit nous les donne tout faits. Il nous les inspire
intérieurement et nous les met dans le cœur.
Ces conseils
existent-ils ?
Nous en avons l'expérience.
Jeanne d'Arc le savait bien, quand elle répondait à ses juges :
« Vous avez été à votre conseil, et moi j'ai été au mien. » Elle
parlait, il est vrai, de ses voix, mais ses voix étaient voix de Dieu; elle
opposait les conseils d'en haut à ceux des hommes. Ce secours d'en haut ne
manque à aucune âme chrétienne.
Le don de Conseil est
absolument indispensable pour que, dans la vie spirituelle, nous nous tirions
d'affaire. Nous devons diriger notre vie spirituelle : il ne suffit pas
pour cela d'une nature forte, dressée à la tempérance et à la justice. Il nous
faut un gouvernement d'ensemble; les circonstances de la vie changent, les
plans se modifient, notre propre vie personnelle ne reste pas la même, nous
varions avec l'âge, nous changeons, progressons ou reculons; il nous faut
adapter ces puissances de force, de justice, de tempérance à une matière
essentiellement malléable, difficile à modeler selon l'art des saints. Seuls
nous ne saurions y réussir.
Puis, notre vue est courte,
nous ne voyons pas loin en nous-même, et nous avons un instrument bien propre à
nous boucher les yeux : l'amour-propre, qui nous cache les avenues de la
prudence. La vie, personnes et choses, tourne sans cesse autour de nous. Nous
ne voyons pas bien, ou, si nous voyons bien, nous n'avons pas la fermeté
nécessaire pour nous imposer à nous-même notre jugement. Quelquefois nous
biaisons, si le parti juste nous semble trop difficile; pour ménager nos
attaches, nos habitudes, nous rusons avec les inspirations de l'amour de Dieu. Telle
est souvent notre psychologie dans le gouvernement de nous-même.
La vertu de prudence, même
surnaturelle, s'insère dans cette psychologie de misère: devenue nôtre, il
nous, appartient de la manier, nous en gardons l'initiative. Elle est bien une
perfection surnaturelle, mais nous avons encore des passions, des intentions
cachées, nous n'agissons pas franchement, avec persévérance. Et cependant,
l'intention de l'amour de Dieu, une fois conçue, nous devrions changer en
direction pratique immédiatement exécutable: telle est l'exigence de la vertu
parfaite.
D'où vient l'obstacle à
cette perfection ?
Notre-Seigneur dit :
« La lumière de votre corps, c'est l'œil; si votre œil est sain, tout
votre corps sera dans la lumière; si votre œil est mauvais, si le vice le trouble,
tout votre corps sera dans les ténèbres (Matth., VI, 22-23). » Notre corps, c'est l'action; notre œil, c'est la
lumière de la conscience. Si notre œil n'est pas net, comment pourrons-nous
répondre aux directions de la charité : Oui, si c'est oui; non, si c'est
non ? Voilà le côté faible.
C'est pour venir en aide à
cette faiblesse que le Saint-Esprit s'interpose. Car il y a un autre aspect
plus consolant : toute notre vie ne se passe pas à louvoyer; il y a de
franches décisions, autrement nous ne serions pas dignes du nom de chrétiens.
Quand le Saint-Esprit voit
l'âme juste se débattre, il lui donne de bons conseils : des conseils
persuasifs, efficaces, tendant à lui faire réaliser la chose voulue de Dieu,
tant ils sont insistants. Ils viennent nous trouver pour les actes les plus ordinaires, car la
matière des dons n'est pas forcément élevée... Nous sommes sous l'influence
d'une passion, l'irritation, par exemple; une voix nous dit :
contiens-toi, tais-toi, reste maître de toi.
Nous nous demandons ce qu'il
faudrait dire à telle personne; nous nous recueillons, la lumière se lève:
voilà ce qu'il faut dire, voilà ce qu'il ne faut pas dire: nous avons reçu le
conseil d'en haut ! Nous sommes tentés d'aller trop vite; quelque chose
nous retient, nous porte à réfléchir, à prier avant d'agir : le Conseil
nous retire de la précipitation. Si nous sommes au contraire portés à la
négligence, il nous secoue. Dans des circonstances plus graves, nous avons des
épreuves, des appréhensions, un changement d'existence, notre âme est troublée;
nous nous recueillons dans la paix et c'est la divine réponse :
« Pourquoi te tourmentes-tu ? A chaque jour suffit sa peine (Matth.,
VI, 34). » Ou encore : « Jette ton souci dans le Seigneur, il te
nourrira (Ps.LIV, 23). » Tout d'un coup, au moment où nous allions
peut-être prendre un parti désespéré, nous sommes éclairés, consolés, et nous
pouvons continuer notre route. Tantôt l'Esprit insinue, stimule; tantôt il reprend, gourmande :
c'est le remords. Tantôt il se fait juge : il nous témoigne à
l'intérieur que c'est bien ou que c'est mal.
III. – Conseil et conscience
Mais c'est ici la
conscience des philosophes qui parle, dira-t-on, ce n'est pas
l'Esprit-Saint !
Qu'est-ce que la
conscience ? C'est la dictée de la droite raison, laquelle est une
participation de la lumière de Dieu. Or cette voix de la conscience ressemble fort aux inspirations du
Saint-Esprit. Notre raison est droite lorsqu'elle est sous l'influence de la
raison de Dieu, lorsqu'elle parle sous son impression. Mais dans une âme
divinisée par la grâce, qui a quelque chose de la nature de Dieu, qui est sous
l'influence constante de l'Esprit-Saint, de la grâce du Christ, il y a
plus : il y a l'inspiration proprement dite.
Tout cela cependant,
conscience et inspiration, ne fait qu'un bloc. Dans le concret, c'est le même
Dieu qui éclaire notre conscience et qui donne l'inspiration. Pour l'âme
divinisée, en qui Dieu habite, où il a créé tout un organisme pour recevoir ses
inspirations, les dictées de la conscience, quand l'âme est soumise au régime
des Dons, sont en réalité des inspirations de l'Esprit-Saint, ou plutôt les
inspirations du don de Conseil se traduisent par ces dictées lumineuses de la
conscience. La philosophie seule en effet
ne peut pas expliquer toute la psychologie surnaturelle de la conscience. En
l'âme divinisée il y a compénétration de la vie naturelle et de la vie
surnaturelle. La théologie considère cette réalité totale, et dans les
instigations de la conscience qui s'imposent avec force, elle discerne cet élément
surnaturel : l'inspiration.
Notre-Seigneur ne nous a-t-il
pas assurés que le Saint-Esprit serait notre grande conscience ? « Je
vous enverrai le Saint-Esprit, il recevra du mien, il vous suggérera tout ce
que je vous ai dit (Jean, XIV, 16, 26 ; XVI, 14.). » Il vous le fera
apparaître de nouveau à l'instant où vous en aurez besoin, sous forme de
suggestion impalpable, invisible, sous la forme d'un conseil.
IV. – Pratique
Il nous reste à voir comment
le don de Conseil peut nous suggérer, dans certains cas, telle ou telle parole
de Notre-Seigneur, pour suffire aux besoins de toute notre vie chrétienne. Regardons-nous vivre.
On se trouve en faute, par exemple, pour avoir
manqué à la charité fraternelle. On a mal fait, on le voit; mais étant donnée
l'animosité qu'on ressent encore, on ne peut se calmer et arriver à la paix
nécessaire pour recevoir Notre-Seigneur. On entend tout à coup au plus profond
de soi-même cette parole : « Si donc, quand tu présentes ton offrande
à l'autel, il te souvient que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là
ton offrande devant l'autel et va d'abord te réconcilier avec ton frère; puis
viens présenter ton offrande (Matth., V, 23, 24.). » On hésitait, on n'avait pas le
courage : nous voilà délivré! Par l'Esprit de Conseil, nous arrive
l'impulsion éclairante. On suit le commandement de l'Évangile et, réconcilié,
on va communier.
Cette âme est tentée par le
démon de vaine gloire, lequel se glisse fréquemment dans les bonnes œuvres.
L'orgueil, dit saint Vincent Ferrier, s'enorgueillit même de sa chute; après
être tombé et avoir fait un acte d'humilité, voilà qu'on se prend à
penser : Comme j'ai été humble ! La légitime satisfaction d'une bonne
œuvre se tourne ainsi en amour-propre. L'âme est entraînée et le bien est contaminé.
Elle ne s'en doute peut-être
pas... Et voilà qu'elle se souvient de cette parole : « Que votre
lumière luise de telle façon que les hommes en la voyant glorifie votre Père
qui est dans le Ciel (Matth., V, 16.). » Et elle comprend qu'elle ne doit
avoir qu'un but, que sa lumière ne doit pas luire pour sa propre gloire, et
qu'elle ne doit pas tirer vanité de ses bonnes œuvres. Ou bien, dans la même
circonstance, c'est une autre parole que l'Esprit suggère : « Que
votre main gauche ignore ce que fait votre main droite (Matth., VI, 3.). »
« Priez le Seigneur dans le secret, la porte fermée, sans que personne le
sache. Si vous jeûnez, fardez-vous, afin qu'on ne le voie pas... » Notre-Seigneur
avait tant le culte de l'obscurité dans les bonnes œuvres, de l'humilité !
Et moi, où en suis-je ? En continuant sur le terrain de l'amour-propre,
j'allais perdre tout le fruit de mon action !
Par suite de maladresses ou de
fautes, on s'est exposé à recevoir des reproches. Au lieu d'avouer simplement ses torts, on
cherche des explications, on veut « se rattraper », s'excuser au lieu
de s'accuser. Mais voici que retentit au fond du cœur la voix de
Notre-Seigneur : « Que votre parole soit oui, quand c'est oui; non,
quand c'est non (Matth., V, 37.). » Et l'on se
ressaisit : Je dirai ce qui est. Nous voilà délivré de nos duplicités, de
nos pharisaïsmes.
Une autre fois l'âme tentée se dit : Cette
personne avec laquelle je vis a bien des défauts, elle est maladroite et ne
veut pas l'avouer. Elle est irritante... Je ne puis pas vivre avec elle; quel
fardeau !... Et tout d'un coup elle entend : « Prends garde
qu'en regardant la paille qui est dans l'œil de ton frère, tu ne voies pas la
poutre qui est dans le tien. (Matth., VII, 3.) » La voilà éclairée et elle
se dit : « Cette personne est comme moi : elle a ses défauts,
j'ai les miens, nous sommes compagnons d'infirmité. »
La voici maintenant dans des épreuves de santé,
d'accablement; des crises intérieures ou extérieures lui font sentir le fardeau
de la vie, et elle s'écrie : « Seigneur, que vous ai-je fait? C'est
insupportable. » — Mais soudain, la parole de l'Évangile se fait
entendre : « Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce
lui-même, qu'il prenne sa croix tous les jours, et qu'il me suive (Matth., XVI,
24.). » Et alors l'âme répond : « J'ai voulu vous suivre,
Seigneur, j'ai ce que vous m'avez annoncé : ma croix à porter... me
renoncer. Je comprends et j'accepte. » Ou bien : « Venez à moi,
vous tous qui êtes accablés... Prenez votre fardeau qui est le mien... Il est léger (Matth., XI,
30.) », parce que je l'ai porté et que vous le portez avec moi.
Notre-Seigneur fait ainsi luire la lumière de sa propre croix. Il donne
l'intelligence du mystère de la croix. Il nous dit comme à saint Pierre qui
fuyait le martyre : « Je rentre à Rome pour être à nouveau
crucifié. » Alors
nous rentrons à Rome, et nous reprenons notre croix.
Il faudrait citer tout
l'Évangile... Le Saint-Esprit double les lumières de notre conscience avec ses
inspirations. Tantôt d'une façon douce : c'est une suggestion, un murmure,
mais persuasif, insistant. D'autres fois, c'est un dur
reproche, quand nous n'écoutons pas et nous obstinons. Il agit pour que nous soyons éclairés en toutes
circonstances.
L'Évangile nous instruit en
général. Le Saint-Esprit fait revivre devant nous les conseils de l'Évangile au
moment opportun, en face des difficultés. « Il vous suggérera, dit
Notre-Seigneur, tout ce que je vous ai dit (Jean, XIV, 26.). »
L'œuvre du don de Conseil
est une réalité. Prenons-en conscience. Par la grâce sanctifiante, nous avons
le don de Conseil, nous avons la faculté d'être impressionnés par ses
inspirations; soyons convaincus que nous sommes sous son influence, usons-en;
faisons-nous une habitude de recourir à ses lumières et, quand le besoin s'en
fera sentir, il nous aidera à point nommé.
V. – Mater boni consilii
La Très Sainte Vierge est
médiatrice, médiatrice universelle dans l'ordre de la grâce. Or elle est saluée
très particulièrement par l'Église comme médiatrice des grâces dont nous nous
occupons ici. Léon XIII a ajouté à ses litanies cette invocation : Mater
boni consilii, qui était une invocation chère à l'Ordre de saint Benoît.
La Très Sainte Vierge a
bien le droit et le pouvoir de nous donner directement des conseils; mais son
influence, s'exerce encore pour nous procurer les conseils du Saint-Esprit :
elle peut prier le Saint-Esprit et agir sur lui, pour qu'il nous donne ses
inspirations quand nous en avons besoin.
Que nous reste-t-il donc à faire ?
Mettons en mouvement notre don, mettons-nous sous
l'inspiration du Saint-Esprit; mettons-nous aussi sous la protection de la
Sainte-Vierge : elle nous rappellera qu'il faut recourir au Saint-Esprit,
elle lui demandera elle-même de nous venir en aide. Le don parfait alors nous
sera doublement garanti : du côté de nous-mêmes, puisque nous tendrons notre
voile au souffle du Saint-Esprit, qui nous donnera ses dons; du côté de la
Sainte-Vierge, qui, en plus de ses propres dons, saura déclencher notre bonne
volonté en priant le Saint-Esprit, pour qu'il nous donne les siens quand nous
en aurons besoin.
Chapitre VIII
La Béatitude des Miséricordieux
« Bienheureux les miséricordieux,
parce qu'ils obtiendront miséricorde. »
(Matth, V, 7)
parce qu'ils obtiendront miséricorde. »
(Matth, V, 7)
I. – En quel sens la miséricorde est dite
l'effet propre du don de conseil ?
La
miséricorde est, d'après saint Augustin et saint Thomas, l'effet propre du don
de Conseil, Sans doute le don de Conseil a un plus vaste domaine que celui de
la miséricorde. Nous pouvons recevoir du Saint-Esprit des conseils pour tout,
témoin la variété que nous trouvons dans l'Évangile. Le Conseil est un don
directeur, et il dirige toutes les vertus morales, l'humilité, la chasteté, la
justice, la piété, la religion... Les conseils du Saint-Esprit s'étendent à
tous les ordres de choses. Pourquoi rattacher particulièrement la miséricorde à
ce don ?
Dans
toute vertu, comme dans toute œuvre en général, il y a un point où se manifeste
toute l'excellence de cette vertu, où elle atteint son maximum. Saint Thomas
dit que la force ne donne son plein que dans le martyre; il en conclut que le
martyre est l'acte propre de la force, quoiqu'il y ait pourtant un acte de
force à résister à une douleur moindre. De même la miséricorde est l'effet
propre du don de Conseil, parce que c'est là qu'il donne son plein.
II. – En quoi consiste la miséricorde ?
Voyons-le
d'abord par contraste. La miséricorde n'est pas la simple charité fraternelle,
laquelle étend à tous son effet : la bienfaisance. La charité est
universelle, elle fait le bien sans acception de personnes; on peut faire du
bien à son supérieur ou à un riche, qui ne sont pas pour autant des
« misérables ». Nous distinguons donc déjà la miséricorde d'avec la
charité.
La
miséricorde n'est point l'aumône. L'aumône est un acte de la miséricorde: une
âme miséricordieuse met son activité à faire l'aumône. Nous savons qu'il y a
sept espèces de miséricorde corporelle et sept espèces de miséricorde
spirituelle. Mais les aumônes corporelles, qui ont pour but le corps, vont très
facilement plus loin, jusqu'à l'âme, qui est spirituelle.
La
miséricorde n'est pas non plus la simple bonté qui est quelque chose de plus
général.
La
miséricorde est un sentiment de pitié qui nous est inspiré par la charité, et
qui nous incline vers le misérable, vers celui qui manque de tout, soit au
point de vue temporel soit au point de vue spirituel. Il n'y a pas de
miséricorde sans misérables. C'est le misérable qui éveille le sentiment de
miséricorde, lequel doit être régularisé par la prudence, et adopté par la
charité, pour que l'amour de Dieu en soit le moteur.
La
miséricorde est une nuance excellente de la charité fraternelle; c'est en elle
que l'amour de nos frères donne son plein; pour être miséricordieux il faut
aimer davantage son prochain que pour être simplement bon et charitable.
La miséricorde vise toute espèce de misères,
physiques, morales ou intellectuelles; elle s'applique à remédier à cette
misère, à combler le vide creusé par cette misère. Pour remédier à une grande
misère, il faut être riche, puissant, supérieur. Un acte de bienveillance pour
une personne agréable est une charité, mais qui n'est pas difficile. Quand on
se trouve en face d'un abîme et qu'on entreprend de le combler, quand on veut
aller au secours d'une âme pour la tirer de la misère, c'est un acte de charité
spécial et excellent, qui suppose que l'on possède en abondance des trésors de
bonté, et, dans son activité, de quoi secourir de grands maux.
Pour cette raison, au dire même de saint Thomas,
la miséricorde est l'acte le plus propre, le plus spécial de Dieu. En effet, Dieu est l'Etre supérieur par excellence, rien ne lui manque.
Quand il regarde vers la pauvre créature, il est incliné à lui venir en aide,
parce qu'il est riche, bon: la misère attire le don de la divine surabondance. Tout est misérable pour Dieu, même les anges, si cependant on excepte
les anges béatifiés et les saints bienheureux, parce qu'ils sont maintenant
comblés, tout a besoin de Dieu. Il faut qu'à toute chose Dieu communique l'être
et qu'il subvienne aux besoins de tout ce qui existe. Il convient à Celui qui a
créé ce pauvre monde de se pencher vers lui dans un sentiment d'amour, qui est
de pure miséricorde. Toutes nos bontés n'atteignent pas la noblesse de cet
Amour qui, n'ayant besoin de rien, s'incline vers celui qui a besoin de tout,
pour lui donner tout.
Nous
voyons ainsi que la miséricorde diffère de la douceur. La douceur nous fait
contenir en nous ce que nous pouvons avoir de fâcheux, de mauvais, de méchant,
d'irritable, afin qu'il ne sorte de nous que des actions suaves et bonnes pour
le prochain quel qu'il soit. Elle nous inspire d'abord de nous corriger nous
mêmes, de polir nos mœurs et d'apaiser nos passions pour ensuite aller aux autres
avec suavité et gagner leurs cœurs. Elle est de règle vis-à-vis de tout le
monde. La miséricorde, au contraire, est une charité qui se propose de venir en
aide aux seuls misérables, et de même que la douceur ne suppose pas toujours la
misère qui est indispensable à la miséricorde, la miséricorde à son tour
n'exige pas toujours la « correction* » intérieure, dont ne peut se
passer la douceur.
* Le mot « correction » est pris ici dans un sens spécial et
désigne cet état que nous inspire la douceur en « corrigeant » nos
aspérités.
III. – Rattachement de la miséricorde au don
de conseil
Comment
le Saint-Esprit, en nous envoyant son Conseil, nous rend-il
miséricordieux ? Pourquoi la miséricorde est-elle
l'effet propre du don de Conseil ? Il est maintenant facile de le
comprendre.
Le
don de Conseil et la Vérité de notre misère.
Le
don de Conseil, perfectionnant la prudence qui est la faculté de notre
gouvernement personnel, doit avoir la qualité première de la prudence, qui est
de nous faire voir les choses comme elles sont, de nous faire voir juste, mais
à fond. L'homme prudent voit juste, aussi l'appelle-t-on un
homme judicieux. Il voit le juste milieu, le juste parti à prendre. Il voit
juste en soi : sa nature, son caractère, ses passions, pour les contenir;
ses qualités, pour s'en servir. Il voit juste dans les autres, dans tous ceux
qui ont avec lui quelque rapport.**
** Remarquons que voir juste n'est pas la seule qualité de la prudence,
il faut encore la force de volonté qui exécute : le prudent doit gouverner,
mettre en branle.
Le
don de Conseil doit donc avoir pour résultante de faire voir juste en nous et
dans les autres.
Qu'est-ce
que voir juste ?
Voir
juste, c'est avant tout reconnaître la misère universelle. La grande vérité, c'est que nous sommes une collection de misérables, sans
nous excepter nous-mêmes. Nous n'avons rien de vraiment bon, de vraiment fort;
notre nature est limitée, et, sans la miséricorde du bon Dieu, nous ne ferions
que des choses extrêmement médiocres. Cette nature par ailleurs est tombée;
Dieu l'avait faite puissante, droite par sa justice originelle. L'homme qui
possédait en lui l'avenir de l'humanité, malgré les dons reçus, a péché, il
s'est séparé de Dieu. Notre-Seigneur, il est vrai, a, par son sacrifice, réparé
la faute, mais beaucoup encore n'adhèrent pas à lui et restent dans leur
misère; et chez les chrétiens eux-mêmes il reste la pente mauvaise, conséquente
aux blessures qui viennent du péché. Jésus-Christ, en nous réconciliant, nous a
rendus capables, à nouveau, de vivre de la vie divine; mais si la faute est
réparée dans la partie supérieure de notre âme, si, munie de la grâce et de la
charité, l'âme peut se frayer un chemin vers la béatitude, il reste néanmoins
un foyer d'incendie; les passions sont contenues, mais encore vivantes, leurs
ardeurs nous enflamment pour des choses mauvaises: l'orgueil de l'esprit, la
concupiscence de la chair, la colère... Quatre blessures nous sont laissées,
afin que nous ayons plus de mérites pour gagner le ciel.
Ceux
qui n'ont pas été régénérés par le baptême sont dans un état plus misérable
encore, et les chrétiens, qui n'ont pas gardé la grâce, ont quelque chose de
cet état d'épouvantable misère.
Quant
à ceux qui font tout leur possible pour se maintenir dans la charité, ils ont
aussi leur triste lot.
Nous
le disons donc, et c'est vrai : l'humanité est une collection de
misérables, nous en tête. Dieu le voit, et il déverse sa bonté sur tous, nous
dit Notre-Seigneur : « Il fait pleuvoir sur les bons et sur les
méchants, luire son soleil sur les justes et sur les injustes » (Matth.,
V, 45.), tant au spirituel qu'au temporel. Il
voit la misère de tous, et c'est pourquoi ses bienfaits sont si surabondants;
sans cela le monde ne tiendrait pas en équilibre. La sagesse, la prudence de
Dieu éclate en sa miséricorde.
Le
Dieu de l'Évangile, la Sagesse incarnée, est une vivante apparition de la
miséricorde divine; cette qualité éclate dans la personne de Notre-Seigneur.
Nous avons là une preuve de sa divinité; c'est un argument puissant
d'apologétique : si Notre-Seigneur n'était pas Dieu, qui aurait pu
suggérer aux évangélistes, qui avaient à dépeindre un Dieu incarné, de le faire
miséricordieux, de tomber si « à pic », en lui donnant précisément
cet attribut foncier de Dieu ? Mais c'est précisément parce qu'il était
Dieu, que Notre-Seigneur a mis en œuvre tout naturellement cette miséricorde
divine : étant Dieu, il était miséricordieux à l'infini, au plus haut
degré. C'est en quoi apparaît sa merveilleuse sagesse, sa prudence.
Le
trait le plus touchant que l'Évangile nous donne de la miséricorde de Dieu en
Notre-Seigneur est peut-être celui de la femme adultère (Jean, VIII, 3-11). Des
pharisiens ayant surpris cette femme l'amènent devant le Maître, et lui disent
que la loi de Moïse ordonne sa lapidation; ils lui demandent ce qu'il en pense.
« Que celui d'entre vous qui est sans péché lui jette la première
pierre », dit le Sauveur à ces hypocrites, qui bientôt s'éloignent l'un
après l'autre. Puis, se trouvant seul avec la malheureuse : « Personne
ne t'a condamnée », lui dit-il, «ni moi non plus. Va en paix et surtout ne
pèche plus.»
Nous
avons ici en scène la courte vue de l'homme et la lucidité de Notre-Seigneur
qui est Dieu : ces hommes sont impitoyables, ils sont heureux d'avoir
surpris cette femme, ils veulent lui appliquer la loi. Ils ne voient pas que,
dans le fond, ils sont plus misérables qu'elle; sa faute est grave, mais elle
est moindre que la leur. Eux ont l'orgueil de l'esprit, l'hypocrisie en matière
religieuse, un manque absolu de charité; blancs à l'extérieur « comme des
sépulcres », ils observent le dehors de la loi, « ils filtrent les
moucherons » et se croient purs. Se doutent-ils, ces sépulcres, qu'ils sont
remplis de pourriture ? La passion a obscurci leur vue ! L'homme ne
sait pas ce qu'est l'homme. Insensés !
Notre-Seigneur, lui, savait « ce qu'il y a
dans l'homme » (Jean, II, 25.) : Il y voyait une misère profonde,
physique et morale, l'impuissance pour vouloir le bien, la capacité pour
vouloir le mal. En face de cet océan de pauvreté et de misère, qu'est-ce
que cette femme ? Un cas particulier de la loi universelle. Sa faute est
grave, mais Jésus n'en est pas surpris, il y en a d'autres plus grandes dans
ces pharisiens qui veulent la lapider. Il voit plus loin, il voit le fond de
misère qui se cache en tout cœur humain, en toute volonté humaine, en toute vie
humaine. Il le voit clairement, sans que rien lui soit caché, et, dans sa
nature humaine, il est pleinement assisté par l'Esprit de Conseil. Alors il se
désintéresse de cette dure justice humaine : il le montre en écrivant par
terre. Quoi ? Nous ne savons. Il n'a écrit qu'une fois, et c'était sur le
sable, Les accusateurs se rendent compte de leur position ridicule, et, voyant
sans doute les fautes qu'ils se cachaient à eux-mêmes, se retirent. Et alors,
c'est la parole de miséricorde : toute la miséricorde de Notre-Seigneur,
son amour des pécheurs est dans cette parole.
Il
allait de préférence aux pécheurs. Il logeait chez un Zachée, un publicain,
d'une race de pécheurs. Aussi lui reprochait-on de vivre dans la compagnie des
femmes de mauvaise vie. Pour un Dieu, se faire une réputation comme
celle-là ! Quelle extraordinaire miséricorde ! On en est ravi. Mais
c'est qu'un Dieu voit clair !
Le
miséricordieux voit juste; par conséquent, il est prudent à fond. Il a tous les
éléments de ses jugements, il peut dire la vérité, indiquer la conduite à
suivre : personne ne voit plus à fond que lui. La miséricorde sera donc,
parmi tous les actes qu'inspire le don de Conseil, le joyau, la perle
précieuse.
Si nous voulons voir clair, être prudents,
soyons miséricordieux. Nous verrons ainsi d'une façon vraie l'homme que nous
sommes, nous connaîtrons aussi les hommes qui nous entourent. La miséricorde
nous faisant pénétrer l'universelle misère, nous saisirons mieux l'étincelle de
bien que Dieu y a laissée, et qu'il nous faut reconnaître, même dans ceux qui
sont mauvais, méchants, tarés.
Les serviteurs demandant au Maître du champ s'il
fallait arracher l'ivraie semée par l'ennemi : « Non, dit-il, laissez
croître le blé et l'ivraie jusqu'à la moisson; après on les séparera. »
(Cf. Matth., XIII, 24-30.) Notre-Seigneur a pitié à cause de cette étincelle de
bien qu'il découvre dans les volontés les plus perverses. Sur la croix, devant
cette foule qui a crucifié son Roi, devant les cruels pharisiens :
« Mon Père, dit-il, pardonnez-leur, ils ne savent ce qu'ils font. »
(Luc, XXIII, 34.) Dans tout mal, il y a toujours un fond de bien sur quoi
s'appuyer; dans toute âme, un secret ressort, pour s'élever jusqu'à la vie
éternelle.
Essayons
de voir comme le Christ. Demandons au Saint-Esprit de nous faire pénétrer la
misère universelle et la nôtre. Alors nous ne serons plus secoués par
l'indignation pharisaïque qui se glisse dans les âmes à courte vue qui n'ont
pas reçu le don de Conseil. Ce ne sera plus le mépris pour les autres, ces
manières dédaigneuses, cruelles, avec lesquelles on traite parfois les pauvres
gens misérables, sans voir le mal dont ils souffrent, et qui est cause de leur
répugnante laideur. Si même on nous dit des injures, si on nous veut du mal,
nous comprendrons que cela vient d'une plaie cachée dont on souffre, et qu'il
faut avoir pitié de ces malheureux.
Le
Saint-Esprit nous ayant donné cette vue juste, laissons-nous diriger par elle
dans nos œuvres de miséricorde.
Prudence
et miséricorde
Le
don de Conseil parachève divinement, avons-nous vu, l'œuvre de la prudence. Or
que nous conseille la prudence ? Sans nul doute de prendre le meilleur
moyen pour nous sauver. Le don de Conseil doit mettre en pleine évidence, d'une
façon toute divine, ce meilleur moyen, qui est précisément la miséricorde.
Il
n'y a pas de précepte plus inculqué dans l'Évangile que celui-là. « Dans
la mesure où vous aurez mesuré les autres, on vous mesurera. » – « Ne
jugez pas, et vous ne serez pas jugés. Vous serez jugés par le même jugement
avec lequel vous aurez jugé les autres » (Matth., VII, 2.)
Nous
sommes ainsi avertis que la miséricorde est le seul moyen d'obtenir
miséricorde. La prudence suprême, c'est d'être miséricordieux ! On voit
donc le lien très étroit de la miséricorde et du don de Conseil qui parachève
la prudence.
Dans
une scène évangélique, Notre-Seigneur nous montre quelle sera la conduite de
son Père envers ceux qui ne font pas miséricorde : Un roi demanda compte
de ses deniers à son serviteur. Celui-ci n'a pas de quoi payer, et le maître
ordonne d'abord qu'il soit vendu. Le malheureux supplie, et le maître lui remet
toute sa dette. (C'est l'image des misérables que nous étions devant Dieu avec
le péché originel et nos propres péchés, et il nous a tout remis.) Et voilà que ce
serviteur libéré trouve son confrère, qui était aussi son débiteur, et il lui
saute à la gorge. A son tour ce compagnon supplie, mais l'exacteur ne veut rien
entendre et livre son débiteur à la justice. Ce que voyant, les témoins le
rapportent au maître qui prononce un sévère jugement : Je t'ai remis ta
dette, tu aurais dû faire de même à ton frère. Et
il le punit comme il le mérite. « Ainsi, ajoute Notre-Seigneur, en
sera-t-il fait de vous, si vous ne remettez pas vos injures du fond du
cœur. » (Matth.,
XVIII, 23-35.)
C'est la loi. Il nous sera fait miséricorde, si
nous avons fait miséricorde. Il s'ensuit que les gens bien avisés, les âmes
prudentes, doivent faire miséricorde et prendre à la lettre la demande du
Pater: «Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont
offensés.» Au fur et à mesure que les injures et les misères se
présenteront, les prudents feront des provisions de miséricorde pour obtenir
eux-mêmes le pardon du Père. C'est un motif d'intérêt, mais Notre-Seigneur a jugé à
propos de nous le suggérer, pour nous rendre plus vigilants.
La
prudence nous conseille la miséricorde, et la pratique de la miséricorde nous
rendra plus prudents encore. Nous recevrons, par le secours de l'Esprit-Saint,
pour nous gouverner nous-mêmes, le choc en retour des miséricordes que nous
aurons faites. Si nous faisons miséricorde, Dieu nous donnera une grâce de
conseil plus approfondie. Alors nous serons plus encore portés à la
miséricorde. Ainsi, de miséricorde en prudence, et de prudence en miséricorde,
ce sera un cercle sans fin qui aboutira à une grande puissance de gouvernement
de nous-mêmes et à des mérites sans nombre.
Miséricorde et salut des âmes
Nous
devons, pour être sauvés, non seulement obtenir miséricorde, mais encore
« chercher le royaume de Dieu et sa justice », étendre ce royaume,
faire régner dans les cœurs la charité du Christ. Le don de Conseil doit nous
enseigner le meilleur moyen d'y réussir, et c'est encore par excellence la
miséricorde. Nouveau lien entre le don de Conseil et cette vertu.
Les
grands politiques croient que le moyen de régner est de savoir, à temps, user
de la force. Pour nous, notre grand ressort est de pénétrer cette misère
universelle qui se cache et d'essayer, par des bienfaits sans nombre, de
combler cet abîme. Ceux qui sont miséricordieux arrivent, même dans les choses
surnaturelles, à des résultats que n'atteint pas la violence. Avoir des paroles
compatissantes, être bon, encore bon, toujours bon, est le moyen de régner sur
les cœurs. C'est la plus profonde politique. S'il faut exclure la violence, on
ne doit pas pour autant encore négliger l'autorité : la correction
fraternelle est comprise parmi les œuvres de miséricorde. Mais ordinairement,
c'est par la douceur, les bons procédés d'une âme compatissante, ouverte aux
misères d'autrui que nous aurons l'accès des cœurs. Saint Thomas dit :
« Le don de Conseil dirige très spécialement dans les œuvres de
miséricorde. » (II II, q. LII, a. 4, ad 1m.). Il
donne la compassion qui ouvre le cœur, et, quand le cœur est gagné, tout le
reste vient. Par la miséricorde, l'apôtre du Sauveur amène les pécheurs
jusqu'au confessionnal, jusqu'à la communion, jusqu'à la vie chrétienne sérieuse,
jusqu'à la dignité souveraine de la vie religieuse dans toute sa plénitude.
Ayons l'abord sympathique, ne regardant pas les fautes, quoique les voyant;
remédions d'abord aux misères corporelles, pour entrer ensuite dans les
douleurs intimes; soyons compatissants: nous régnerons sur les cœurs, nous
ressusciterons les âmes, Et sauvant ainsi les âmes nous serons sûrement sauvés:
Dieu nous jugera bons et fidèles serviteurs.
Être
miséricordieux, c'est donc être sage et prudent à fond. Quoi d'étonnant si le
don de Conseil nous porte de préférence à la miséricorde ?
* *
*
Le
Conseil du Saint-Esprit connaît le moyen de gouverner les âmes. Au premier rang, nous devons être les fils du Saint-Esprit, demeurer
sous l'influence du don de Conseil. Soyons en commerce intime avec lui, il nous
communiquera davantage l'esprit de miséricorde et nous dirigera dans son
exercice en nous faisant saisir les moyens d'être bons. Ainsi
nous serons prudemment conduits dans la voie du salut, sûrs de recevoir un jour
miséricorde.
Adressons-nous
à l'Esprit-Saint toutes les fois que nous avons besoin d'être miséricordieux,
pour voir juste pour notre intérêt, pour celui des autres; tendons notre voile
pour nous mettre sous son action, et n'abordons ni ne poursuivons aucune œuvre
de miséricorde, sans avoir recours constamment à son bon Conseil.
Chapitre IX
Le don de Science
« Les choses invisibles de Dieu sont vues à
travers les choses créées,
y compris sa puissance éternelle et sa divinité. »
(Rom., 1 20)
y compris sa puissance éternelle et sa divinité. »
(Rom., 1 20)
I. – Transition des dons pratiques aux dons
intellectuels
Nous avons achevé la partie
morale de notre étude Avec le don de Conseil, nous avons posé la clé de voûte
de notre gouvernement pratique par les dons: la Crainte, la Piété, la Force, le
Conseil, constituent une sorte d'intendance du Saint-Esprit, qui doit mettre
notre monde intérieur dans la paix ainsi protégées, les puissances supérieures
de notre âme, notre intelligence avec notre foi, notre volonté avec l'espérance
et la charité, pourront, en effet, se développer en paix dans l'amour Dieu.
Il nous faut maintenant
remonter à la source d'où viennent les inspirations du Saint-Esprit; en nous
élevant jusqu'au principe même de notre vie divine, nous en renforcerons les
énergies, nous entrerons en relation plus intime avec notre Dieu par la foi et
la charité ! L'Esprit divin aidera notre foi par la Science et
l'Intelligence, il aidera notre Charité par la Sagesse.
Nous allons donc pénétrer dans
le royaume de Dieu, dans un monde spirituel régi par nos rapports directs avec
lui. Sous l'égide des dons pratiques, nous nous occupions de nos rapports avec
les hommes et avec nous-même; nous cherchions à saisir toute la perfection que
Dieu veut y mettre par l'influence du Saint-Esprit. Maintenant nous allons
contempler la hauteur que la foi et la charité doivent atteindre par
l'impulsion du même Esprit.
C'est dans nos relations avec
Dieu que les vertus morales pratiques trouvent leur principe directeur. Si nous
cherchons en cet ordre moral la meilleure manière d'accomplir un acte, c'est pour
donner à l'amour divin plus de place dans notre vie*. Nous fixons d'abord les
exigences de l'amour de Dieu et nous déterminons ensuite notre devoir, en nous
réglant sur elles.
* Le domaine des vertus
morales doit être lui-même régi par l'amour divin : la charité est la
forme parfaite de toutes les vertus; mais les influences de la charité
s'exercent ici tout autrement que dans le domaine supérieur des vertus
théologales, et c'est ce qu'on va montrer par l'étude des dons de Science,
d'Intelligence, et de Sagesse.
Tel est, peut-on dire, le jeu
de notre vie chrétienne sur le terrain des vertus morales, dans nos rapports
avec les hommes et avec nous-même. Notre vie théologale a un autre rythme. Par
tout le mouvement de la foi et de la charité nous remontons vers la vie intime
de Dieu. Par l'activité de ces vertus nous imitons la vie
même de Dieu, nous accomplissons les actes réservés à Dieu : Se connaître
tel qu'Il est et S'aimer à proportion de Sa connaissance. Par la miséricorde de
Dieu qui nous donne part à sa nature et à son pouvoir, nous essayons de vivre
notre vie divine, comme des enfants cherchent à imiter leur père; tel est le
rôle de la foi, de l'espérance et de la charité.
II. – Nature
de la Foi
La foi est une vertu qui nous fait donner notre
assentiment aux vérités concernant Dieu que contient la révélation,
particulièrement la révélation de Notre-Seigneur. Etant convaincus par la foi
que Dieu est tel que l'enseigne cette révélation, nous entrons en relation avec
le vrai Dieu par un acte apparenté avec l'acte glorieux que fait Dieu en se
contemplant, et que font avec lui dans le ciel les anges et les bienheureux. Il
n'y a pas deux vrais Dieu, celui du ciel et celui de l'Évangile : c'est
avec le vrai Dieu du ciel que nous sommes en relation de connaissance, lorsque
nous croyons à l'Évangile.
Quel bien précieux que cette
lumière, sur ce qui fera un jour notre bonheur ! Nous avons déjà la substance de ce que nous espérons, elle est mise à
notre portée par la foi. Grâce à la foi, nous nous appuyons sur le témoignage
même de Dieu, qui est la Vérité. Saint Thomas chante, dans l'Adoro te :
« Je crois tout ce qu'a dit le Fils de Dieu même. »
La foi, parce qu'elle est une perfection de notre
nature humaine (nous ne pouvons pas croire contre notre raison), appelle
certains arguments pour nous aider à croire. C'est l'apologétique, mais la foi
ne repose pas sur l'apologétique. La philosophie et l'apologétique doivent nous convaincre qu'en faisant
un acte de foi, nous faisons une chose raisonnable, c'est tout. Après cela, il
faut croire, croire d'une façon absolue, parce que l'objet de notre croyance
est révélé. Pour motiver notre foi, nous avons le témoignage de Dieu :
Dieu, l'a dit, et Dieu, par sa grâce, témoigne à l'intérieur qu'il en est
ainsi, comme l'affirme saint Jean : « Celui qui croit a le témoignage
de Dieu en soi ». Un enfant baptisé, lorsqu'il a l'âge de raison, croit
naturellement, comme s'il était en plein lumière. Le témoignage intérieur de Dieu incline notre cœur et notre pensée à
croire. Ce témoignage est le véritable moteur de la foi.
D'autre part, comme notre foi est une vertu de
cette vie, pendant laquelle nous marchons vers le Ciel, elle garde une certaine
obscurité; elle est comme une petite lumière qui nous guide dans un lieu
ténébreux : nous ne sommes pas arrivés à la patrie de lumière, nous la
regardons de loin... Cette obscurité nous laisse insatisfaits au point de vue
intellectuel; nous voudrions voir clairement : il nous est douloureux
d'obéir sans cesse à la foi par des coups répétés de la volonté, au lieu
d'avoir la pleine lumière; ce serait si bon de voir ! Mais parce que nous
sommes sur le chemin, dans un temps où il nous faut mériter de parvenir au
terme, nous ne devons pas voir. Il en résulte que, dans notre foi, il y a, non
pas du doute – nous adhérons fermement –, mais comme un flottement : nous
éprouvons un mouvement d'oscillation, notre pensée n'est pas fixée par la vue
de l'objet.
Saint Thomas dit :
cogitatio; il y a une certaine agitation, un va-et-vient de la pensée. Ceci
nous explique pourquoi, dans l'oraison, nous sommes si sujets aux distractions,
aux échappées de notre esprit : il ne faut pas les attribuer à la seule
négligence, mais au fait que nous ne sommes pas « fixés », notre
contemplation n'a rien de la contemplation définitive.
Si nous pouvions, comme les
anges, voir l'Essence divine, il en irait tout autrement. Mais l'objet de notre contemplation a quelque chose de déconcertant à
l'égard d'une pensée qui est faite pour voir, qui cherche à voir et qui ne voit
pas. Donc, dans sa nature, la foi comporte une certaine obscurité. Il faut en
faire notre deuil; nous ne pouvons à sa seule lumière voir Dieu; au ciel nous
recevrons pour cette vision bienheureuse la lumière de gloire; sur terre nous
sommes retenus par les liens de notre corps.
III. –
Nécessité des dons de science et d'intelligence
La foi présente deux autres difficultés, que
surmontent l'Intelligence et la Science.
La première difficulté tient à ce que la foi,
lumière surnaturelle, lumière surhumaine, est enracinée dans notre raison
humaine. Elle la perfectionne, mais
elle en reçoit comme un choc en retour. Notre raison n'est pas faite pour
l'infini; elle doit acquérir ses connaissances par le moyen des sens auxquels
elle est liée; les sens la renseignent sur les choses matérielles, visibles,
desquelles elle doit extraire ses pensées les plus spirituelles. Les choses
sensibles et les évidences de notre raison, concernant les choses visibles et
compréhensibles, attirent notre esprit et peuvent détourner son regard et l'absorber.
Les créatures attirent
notre entendement et, derrière notre entendement, attirent notre cœur qui, les
voyant belles et bonnes, s'y attache. Et c'est autant de perdu pour la charité. Le rôle de la pauvre foi, qui
parle des choses invisibles, devient alors bien difficile. C'est le don de
Science qui doit remédier à cette imperfection.
La deuxième difficulté
provient de la révélation, des dogmes. La forme humaine en laquelle ils sont
exprimés les empêche de nous satisfaire entièrement. La Sainte Ecriture élève
autant que possible nos idées pour que nous enserrions, de nos conceptions
humaines, le divin. Mais nous pénétrons incomplètement son langage, nous
n'allons pas jusqu'au fond. Il est difficile de saisir le sens d'une parabole.
Il est plus difficile d'entrer dans un mystère, celui de l'Incarnation par
exemple, malgré les explications que donne la théologie. Nous restons dans
l'admiration, nous voyons qu'il serait doux de comprendre, nous ne pouvons
pénétrer jusqu'au fond du mystère, caché sous l'écorce de la lettre.
Notre foi est arrêtée par des
idées à forme humaine qui ne peuvent rendre la divine réalité. D'où la
nécessité d'un don qui nous introduise dans le cœur du mystère, et c'est le don
d'Intelligence.
IV. – Le don de science
Ce qui rend nécessaire le don
de Science, c'est l'obsession que le croyant le plus sincère éprouve à l'égard
des créatures qui sont l'objet naturel de son entendement. Nous voyons les
choses de ce monde, et nous ne voyons pas Dieu; nous sommes attirés vers la
terre, et tentés de déserter la contemplation divine.
Combien les créatures
occupent en effet notre pensée, comme on se laisse prendre à leur fausse
science ! Certains pensent qu'elles peuvent s'expliquer sans Dieu. Ils ont
la science fausse des créatures. D'autres croient que l'homme est né bon, qu'il
n'existe pas de mal originellement en lui, qu'il n'y a donc pas lieu de
chercher à purifier son cœur, et que, toute la nature étant bonne également, on
peut se livrer à son attrait avec pleine liberté, en jouir le plus possible. D'autres ne voient que le mal; ils pensent que,
s'il y avait un Dieu, il ne permettrait pas ces terribles calamités: la guerre,
la peste, la famine, les misères, les maladies, les douleurs de toutes sortes. D'autres admettent Dieu, mais croient que telle ou telle chose échappe à
sa Providence, la liberté par exemple et tout l'ordre qui en dépend. Ainsi
veulent-ils soustraire l'homme et la société au gouvernement divin.
La fascination qu'opère la nature tient surtout à
son pouvoir de séduction: elle contient une part de bien, et par là elle nous
fixe en elle. Nous avons le désir du bonheur; les créatures nous disent :
Nous sommes ce bonheur. Et nous sommes tentés de leur donner notre
acquiescement, d'oublier Dieu. Echappons-nous complètement à ce
matérialisme ? Les biens de ce monde ne tiennent-ils pas en nous une trop
grande place ? Nous sommes pleins de leur vue, nous leur attachons trop
d'importance, et nous désertons la pensée de Dieu, ou du moins elle s'estompe,
devient lointaine. Combien notre
foi est gênée dans son mouvement vers Dieu, malgré la force du témoignage
divin, par la hantise du créé ! Il est bien vrai, les objets apparents nous attirent: ils captivent
notre intelligence et notre cœur.
Le Saint-Esprit, voyant
notre foi aux prises avec ces obsessions, a voulu nous en dégager; il le fait
par l'inspiration du don de Science. Telle est la raison d'être de ce don, qui
doit nous faire concevoir une juste idée des créatures, afin qu'elles ne soient
pas un obstacle, mais un secours; afin qu'elles ne gênent pas notre foi, mais
lui deviennent une aide.
V. – Les deux aspects du don de science
Le Saint-Esprit, par une
première inspiration du don de Science, nous fera comprendre, au fond de notre
cœur surnaturalisé, le vide, l'insuffisance, la vanité des créatures; il nous
en fera expérimenter, savourer avec délices le néant. Ce n'est pas là certes le
sommet de la contemplation, ce n'est que la première étape. Il nous apparaît, à
cette lumière, que les choses qui nous retenaient ne sont rien. Les grandes
conversions s'opèrent par ce sentiment intense de la vanité des biens de ce
monde. Saint Augustin s'était traîné dans l'amour de la terre, il revient par
le chemin d'un désir de bonheur que Dieu a mis en lui. Il a vu le peu de
satisfaction qu'on trouve en cette vallée de larmes : tout y est de si
courte durée, les joies pécheresses sont si amères ! Tel est donc ce
premier effet du don de Science : il nous fait connaître le néant des
créatures; il nous instruit par les événements de la vie, par nos ruines et nos
deuils : c'est un ami qui nous trahit, une fortune qui s'écroule, une
personne que nous aimions et qui meurt, et nous voyons ce qu'est l'homme. Saint Augustin perd son ami très cher, Alype,
et ses désenchantements le ramènent à Dieu; il les a célébrés, ces
désenchantements; ses Confessions en sont pleines : il leur devait son
bonheur !
Quand une âme sait qu'elle
ne doit rien attendre des créatures, qui nous trompent amèrement, elle est
savante de la grande science du Saint-Esprit. Notre-Seigneur disposait ainsi à
la sainteté une Catherine de Sienne en lui disant : « Tu es celle qui
n'est pas. »
Le premier fruit de cette
science que nous inspire le Saint-Esprit est donc de connaître la brièveté, la
petitesse, le néant des choses terrestres, leur impuissance à contenter notre
cœur avide de vrai bonheur. Quand on a cette science, on est délivré de
l'emprise des biens périssables et on peut se jeter en Dieu.
Les créatures ne sont rien. Elles ne sont rien du moins par elles-mêmes;
elles possèdent cependant ce qu'elles ont reçu : elles existent, elles ont
une beauté, une bonté, une valeur. Le monde a un reflet qui lui vient d'autre part. Et c'est le sens de
cette beauté, la vraie signification de ce reflet, que le don de Science doit
nous apprendre : tel est l'autre fruit de son inspiration.
Il nous faut approfondir ce
que nous disent les créatures. « Les cieux racontent la gloire de
Dieu », selon le psaume 18 v2. Dans la splendeur d'une nuit étoilée, en
face de ce monde de merveilles, en contemplant les astres, on vient à penser
que l'un d'eux, qui se lèvera bientôt comme il le fait chaque matin, s'approche
de nous juste assez pour nous réchauffer et nous éclairer. On songe alors que c'est là l'œuvre d'une intelligence qui ne se trompe
pas et qui cache dans ses desseins une bonté sans égale. Le monde alors devient
transparent, il trahit Dieu, l'intelligence et la bonté divines.
Si nous pénétrons dans la vie des âmes et y
remarquons des actions généreuses, nous voyons là le reflet d'une beauté morale
supérieure. Et si ces âmes sont
vraiment religieuses, elles nous offrent comme une transparence de Dieu.
Il en va de même dans
l'histoire de l'humanité; la Providence mène tout à ses fins, remet le juste à
flot, châtie le méchant, soutient le faible. Cette admirable conduite échappe à
beaucoup, mais un saint Augustin en était transporté d'admiration; le Conseil
de Dieu lui manifestait sa sagesse par les événements de l'histoire. En
regardant sa propre vie, comment elle a été conduite, le point où l'on est
arrivé, on se prend à dire : « Seigneur, c'est par votre main droite
que j'ai été guidé. »
C'est là un autre fruit du don
de Science : il nous fait voir, à travers les choses créées – la nature,
les événements, les âmes, les choses invisibles qu'elles décèlent –, la trace
de Dieu, sa toute-puissance et sa divinité.
VI. – Le don de science en Notre-Seigneur
Notre-Seigneur avait cette
science par excellence, comme il avait tous les dons; il savait la petitesse
des choses, il entendait la voix qui s'élève de la nature pour proclamer le
Créateur.
Ayant dépeint cet homme qui a
des moissons abondantes et veut faire agrandir ses greniers, puis se propose de
se donner du plaisir, il ajoute : « Malheureux, cette nuit même on va
te demander ta vie... et tout cela, à qui appartiendra-t-il ? » (Luc,
XII, 20.) Ailleurs, parlant de la fin du monde, il nous dit qu'il viendra comme
un voleur, nous montre les villes de plaisir, Sodome et Gomorrhe, réduites à
néant... Il a la vision de la pauvreté des choses humaines, du néant du monde.
Il voit aussi Dieu en
transparence dans les créatures. Dans le Discours sur la montagne, il évoque
les petits oiseaux qui ne sèment ni ne moissonnent..., les lys des champs qui
ne filent pas, et il remonte de ce spectacle au Père céleste, dont la bonté
pour les tout petits êtres éclate à ses yeux.
Quand Dieu nous donne de voir
ainsi le monde, tout conspire dans le sens de la foi. Un saint François
d'Assise, qui a le plus ressemblé, en son corps même, à Notre-Seigneur,
découvre dans l'eau, dans le feu, des choses magnifiques; il s'arrête ébloui
devant les oiseaux comme devant les astres et il aperçoit dans toute la nature
le visage du Père céleste. Cette vue est un don que Dieu fait aux âmes saintes;
elles prennent occasion de tout pour s'élever à Dieu; la nature, au lieu de
leur être un obstacle, devient un secours; l'humanité, avec ses charmes, leur
est un motif de louer le Seigneur. C'est encore l'effet du don de Science.
* * *
L'Esprit de Science nous
inspire donc une vue nouvelle des créatures.
1.
Il nous fait voir leur néant, leur impuissance à contenter nos désirs,
en nous montrant leur contingence, leur dépendance de Dieu : elles ne sont
rien par elles-mêmes.
2.
Il nous montre dans leur perfection quelque chose des perfections de
Dieu. Les regardant ainsi, nous sommes à la fois préservés de leurs pièges et
conduits par elles vers le Seigneur. C'est le renversement du regard de la raison humaine, pour qui le
visible compte seul. On ne voit plus que deux choses: un néant qui ne saurait
détourner le cœur de Dieu, et un être qui appelle Dieu.
Cette science est au principe
de la contemplation: elle est déjà une contemplation, non pas la plus élevée,
mais la plus basse; une contemplation pourtant, parce que, tout en restant dans
le plan des créatures, par une communication de l'Esprit de Dieu qui s'y
reflète, nous nous élevons pour chercher la face du Seigneur. Notre foi, par le
don de Science, est douée d'une sorte de mouvement vertical, comme dit Denys,
qui, des créatures, nous dirige vers le Créateur.
Parmi les grâces d'oraison,
sainte Thérèse distingue ce qu'elle nomme la première oraison
surnaturelle : le recueillement. Non pas que la bonne méditation ou
« la simple oraison en foi » dont parle Bossuet ne soit surnaturelle;
mais dans l'oraison dite de recueillement nous ne dirigeons plus nos pensées,
Dieu opérant en nous par son action propre. Sainte Thérèse enseigne donc que
l'âme, après être sortie du château intérieur, a vagabondé au dehors, sur les
fleurs, dans les prairies... puis elle a été saisie d'un dégoût inexplicable,
elle a entendu le sifflement très doux que faisait le Maître du château et, se
retournant, elle a été « transportée », sur les ailes de ce dégoût,
dans le château. La sainte
a tout simplement décrit l'effet de l'inspiration du Saint-Esprit correspondant
au don de Science. Le Saint-Esprit, avec qui nous devons avoir des rapports
intimes, nous détache des créatures, nous fait entendre son cri d'appel et, par
le recueillement, nous met dans le premier stade des états surnaturels
d'oraison. Nous sommes transportés à l'intérieur, nous allons pouvoir entrer
davantage dans la connaissance et dans l'intimité de Dieu, participer aux états
d'oraison supérieurs qui renferment le plus haut degré d'union à Dieu qui soit
sur terre et sont la source par excellence de ce don de Science qui nous
introduit dans ce jardin : qui nous sépare des créatures et nous fait
monter vers Dieu en nous montrant le reflet de sa beauté et de sa bonté à
travers toutes choses.
Chapitre X
La Béatitude des Larmes
« Bienheureux
ceux qui pleurent,
parce qu'ils seront consolés. »
(Matth, V, 5)
parce qu'ils seront consolés. »
(Matth, V, 5)
I. – Les larmes bienheureuses
Les larmes qui sont un don du
Saint-Esprit ne sont pas les larmes de ceux qui, malheureux, pleurent
simplement leur misère. Nous pensons justement que ceux qui pleurent en cette
vie recevront de Dieu une compensation; mais encore faut-il qu'ils la méritent,
il faut que leurs larmes soient méritoires. Il n'y a pas de brevet de
consolation attaché aux larmes en elles-mêmes. Ce peuvent être des larmes de
chagrin, de souffrance, de désespoir, d'amour-propre froissé. Ces larmes, aux
motifs purement naturels, ne comportent pas de récompense. Il est vrai que, si
nous supportons nos peines dans la foi pour Dieu, elles valent auprès de Dieu;
mais ces larmes méritoires dans la foi ne sont pas les mêmes que celles qui
sont produites par l'activité du don de Science.
La science que nous inspire le
Saint-Esprit, à nous qui aimons Dieu, est la science de la petitesse, de
l'insuffisance, de la corruption des créatures, Elle est d'abord mouvement de
répulsion; puis ce mouvement se tourne, logiquement, vers Dieu. Cette deuxième
science, qui nous fait voir le Créateur à travers la créature, est la vraie
science des créatures, élevant notre regard perpétuellement vers Dieu. Denys
appelle oraison verticale celle que je rattache au don de Science, parce que,
nous montrant le reflet de Dieu dans la créature, elle fait monter notre regard
en droite ligne vers lui. Il nomme oraison en spirale celle que je rattache à l'Intelligence,
et oraison circulaire celle que j'attribue à la Sagesse.
Quand elles ont approfondi
l'insuffisance des créatures, en tant qu'elles représentent pour nous des biens
trompeurs, certaines âmes sont poussées à savourer sous l'action du Saint-Esprit
cette petitesse et cette méchanceté des créatures qui nous détournent de Dieu,
à savourer aussi le rapport des créatures avec Dieu, et, par ce chemin, monter
« des choses visibles aux invisibles », comme dit saint Paul (conf.
Rom., I, 20.).
II. – Béatitude des larmes et don de science
La première démarche de cette
science est donc de nous faire expérimenter l'insuffisance des créatures, les
maux qu'elles présentent en nous ensorcelant.
Il y a des âmes qui pleurent à
cette vue. Telles sont d'abord les larmes des convertis. Par un mouvement du
Saint-Esprit, voyant quelles choses infimes les ont captivés et comment ils ont
été trompés en y cherchant leur bonheur, ils regrettent leur aberration et
pleurent sur leurs égarements. S'ils reviennent de théories fausses, ils
éprouvent de l'amertume à l'égard de ces idées, de ces morales sans Dieu, de
ces basses doctrines du sensualisme auxquelles ils ont intellectuellement
adhéré; on le voit dans leurs écrits, c'est pour eux une source de larmes. Le
P. Gratry, faisant le récit de sa conversion, rapporte que quand il vit
crouler, lycéen encore, tout ce qui constituait son bonheur, il s'écria avec
d'abondantes larmes : « ô Dieu, ô Dieu »... Mais à côté des
intellectuels, il y a tous ceux qui se sont laissés prendre par le cœur, qui se
sont roulés dans la fange. Quels cris ! Quels pleurs ! à la pensée de
la honte où ils sont tombés, des années qu'ils ont perdues et aussi du Dieu
qu'ils ont offensé, puisque c'est Dieu qui les inspire. Nous pouvons citer ici
les larmes de Madeleine, lesquelles pourtant ont des motifs complexes. Elle a
vu le Christ resplendissant de la beauté morale qu'il puisait à la source de la
Sainte Trinité, elle si misérable, et elle a pleuré. Saint Pierre, qui avait
cédé à la peur, qui avait choisi de sauvegarder sa vie plutôt que de proclamer
son Maître, pleurait amèrement à la pensée qu'il s'était préféré à Lui. Tous les pécheurs qui se convertissent versent de telles larmes.
Nous-mêmes, sans avoir eu ces écarts, quand nous
voyons que nous avons adhéré à des futilités, que nous sommes tentés d'y
adhérer encore, nous éprouvons un sentiment de tristesse qui peut aller
jusqu'aux larmes.
Telle est la science de la
vanité des faux biens que nous inspire le Saint-Esprit. Il faut rester sous
cette influence, ne pas dessécher cette source de larmes, l'entretenir, car
elle est salubre, et elle nous éloigne du mal. Pleurons, non pas des larmes
matérielles, mais des larmes du cœur, sur nos infidélités, nos futilités, le
temps que nous avons perdu... Ce sont là des larmes pures. Elles peuvent faire
partie d'une oraison; elles sont l'entrée en matière, le commencement de
l'oraison surnaturelle de recueillement : les « larmes »
appartiennent à cette phase.
Il y a encore d'autres larmes.
Nous pleurons en voyant clairement la brièveté de la vie. C'est à l'occasion
d'un malheur qui a écarté la façade brillante dont se voilait la réalité
divine, et nous en a montré le néant; c'est à l'occasion d'un deuil: nous
considérons cette petite vie qui va finir, nous songeons à la mort; nous
éprouvons un sentiment profond du néant que nous sommes, nous pénétrons la fin
de tout, et un sentiment de mélancolie, de tristesse profonde s'impose à nous.
C'est donc cela la vie, nous écrions-nous; cette personne honorée avait tous
les charmes de la jeunesse, de la fortune, de la beauté; tout s'écroule... et
demain sera notre tour. Qu'est-ce que je suis? Qu'est-ce donc que
l'homme ? C'est Dieu qui inspire ces larmes. Les convertis l'éprouvent:
ces larmes les ont ramenés à Dieu. Les âmes ferventes l'éprouvent aussi. Dans
cette vue du néant et cette mélancolie qu'elle inspire, elles trouvent un motif
de s'écarter du créé et de s'élancer vers Dieu. Larmes des endeuillés, larmes
des malheureux; elles sont encore un effet de la science que le Saint-Esprit
nous inspire.
Une autre source de larmes
naît à la vue de la folle vie du monde. Les âmes qui aiment Dieu, considérant cette
poursuite universelle du vide, éprouvent une commisération infinie. Ce sentiment était au cœur de Notre-Seigneur
quand il voyait les foules guidées par les Pharisiens. Il en avait pitié comme
de brebis sans pasteur : « J'ai pitié de la foule. » (Marc, VIII, 2 ; Matth., IX, 36.) On
sent dans ce mot perler une larme. En une autre circonstance, étant sur la
montagne des Oliviers, contemplant Jérusalem, il pleura sur elle :
« O Jérusalem, toi que j'ai aimée... je voulais rassembler tes enfants
comme une poule rassemble ses tout petits poussins... Il ne sera pas laissé de toi pierre sur pierre
(Matth., XXIII, 37.). » Il éprouve ce sentiment devant
l'impiété, l'ingratitude de sa patrie.
Ce sont là les larmes des apôtres, des
convertisseurs d'âmes. Le désir de faire du bien leur fait comprendre davantage
la misère des pauvres hommes. Saint Dominique pleurait souvent; sa physionomie,
d'ailleurs douce, était empreinte de mélancolie. Considérant une ville, il
pensait aux pécheurs qu'elle abritait, à ceux qui prenaient les biens des
créatures pour de vrais biens... Son compagnon Bertrand de Garigue lui aussi
pleurait souvent sur ses propres péchés. Saint Dominique lui dit un jour :
« C'est assez, pleurez maintenant sur les péchés des autres. » Il pensait que rien n'est fécond comme ces
larmes inspirées par la vue du mal qui blesse les âmes; elles sont le signe
qu'on a expérimenté à fond ce mal, qu'on a en soi une ardente charité avide de
retirer ces pécheurs du bourbier.
Il y a encore les larmes
causées par les peines que Dieu nous envoie. Peines physiques ou morales, qui
durent parfois longtemps, qui ne nous lâchent pas. Maladies qui nous
immobilisent devant le bien à faire, mal de ceux que nous aimons,
particulièrement quand ils offensent la loi divine et que nous sommes
impuissants à les ramener. Il y a là encore une communication du don de
Science. Au contact de nos souffrances, nous palpons la petitesse de notre
être, nous voyons comme nous comptons peu et que Dieu n'a pas besoin de nous.
Les souffrances des âmes qui nous entourent nous montrent comme elles sont
pauvres par elles-mêmes, comme elles dépendent de Dieu. Nous pleurons, et ces
larmes font que nous nous tournons vers Dieu pour puiser en lui la consolation;
nous sommes impuissants, lui seul pourra tirer de la misère humaine nous et
ceux que nous aimons.
Quand nous entrons en oraison,
il ne faut pas craindre d'y entrer avec nos expériences personnelles. Le
principal sujet d'oraison, c'est Dieu; c'est pourquoi nous prenons un livre qui
nous parle de Dieu, nous parcourons l'Évangile pour y entendre ses paroles et y
découvrir ses perfections, mais nous-mêmes, notre misère, notre petitesse, la
misère des autres, forment aussi d'excellents sujets de méditation. Ces pensées
sont un commencement. Nous pouvons entrer par elles dans l'oraison, et les
larmes qu'elles nous feront verser se tourneront en joie. Larmes salutaires,
qui peuvent nous rapprocher de Dieu, parce qu'elles jaillissent d'un cœur qui
sent jusqu'à la douleur la misère des créatures.
Voilà un premier aspect, un
aspect essentiel de cette science qui commande la vie purgative, cette phase de
l'oraison où l'on se purifie par un sentiment douloureux, par la compréhension
de ce qu'est le malheureux attachement aux créatures.
Le Saint-Esprit nous inspire
un autre sentiment à l'égard des larmes, et c'est le deuxième aspect du don de
Science : il fait transparaître en elles la face de Dieu. A la vue des
bienfaits saisis en nous et autour de nous, nous ne pouvons douter que Dieu se
cache derrière le voile des choses auxquelles il donne leur splendeur.
Et voilà qui nous captive. Mais si l'âme sent
l'influence de Dieu, elle ne peut le voir; elle est attirée par lui, mais ne
peut l'atteindre. C'est une
nouvelle cause de douleur. L'âme cherche Dieu dans la nuit des sens, elle
cherche ses traces comme l'épouse du Cantique soupirant vers son Bien-Aimé. Elle
pleure d'angoisse. Où est-il, mon Dieu, que je le voie ! Il y a là une
autre sorte d'oraison caractérisée par des larmes, qui ne sont plus des larmes
de repentir, mais des larmes angoissées de désir. On le voit, mais
incomplètement, on le sent, mais on ne peut le rejoindre. La Sainte Vierge,
lorsqu'elle retrouve Notre-Seigneur dans le Temple, lui adresse ce
reproche : « Qu'avez-vous fait ?... Votre père et moi, pleurant,
nous vous cherchions (Luc, XII, 20). » L'épouse cherche son Dieu comme la Mère cherche
son Fils, en pleurant.
Ces larmes de la recherche de
Dieu dans les créatures impuissantes à le livrer, quoiqu'elles le trahissent,
viennent encore du don de Science. Il nous fait connaître Dieu suffisamment pour nous attacher à lui, sans
toutefois le révéler. C'est la première nuit de l'âme. La nuit des sens
appartient à cette recherche. L'Epouse cherche son Dieu dans la nuit. Elle a compris que Dieu est derrière ce voile
translucide, mais elle reste enfermée comme dans un cercle par l'horizon des
créatures, elle est dans la nuit. Le Saint-Esprit lui a inspiré la volonté de
ne pas s'attacher au monde; ses sens sont sans emploi; elle voit les créatures,
mais elle ne veut sentir que Dieu; elle force ses sens à rester dans la nuit. C'est une situation douloureuse, d'avoir des
sens et de ne plus s'en servir. Menteuses créatures, dit-elle, dites-moi où est
le Dieu que je cherche... Et elle pleure.
III. – Le don des larmes et l'expérience chrétienne
Ces choses sont élevées,
elles ne sont cependant pas absentes de notre vie. Il y a des moments où notre
âme a compris, goûté cette science. Les
créatures nous faisaient assez voir Dieu pour nous le faire désirer, pas assez
pour nous le donner. Nous étions en face d'images impuissantes à calmer nos
désirs. Ainsi les Israélites ne voyaient
le Messie qu'à travers des figures : l'agneau pascal, la pierre – qui
signifiait le Christ – d'où sortait l'eau vive, la grâce... Le Messie était
pour eux une grande espérance, mais un voile était entre eux et lui. Les
créatures, de même, nous révèlent Dieu et nous le voilent. C'est une excellente
oraison que cette recherche accomplie « dans la vallée de
larmes » : recherche douloureuse, relevée par l'espérance que le
voile se déchirera et que nous posséderons Dieu.
Les larmes se rattachent
donc à cette double science :
1.
l'existence éphémère, la vanité, la corruption des créatures.
2.
la façon dont elles peuvent nous conduire à Dieu.
Nous voyons s'épanouir ces deux sciences dans l'âme
de saint Augustin. Déjà converti, mais encore catéchumène, il est assis dans un
coin obscur de la cathédrale de Milan et il entend les graves mélodies de saint
Ambroise. Il repasse sa vie cachée, il voit les misères dans lesquelles il a
vécu, le peuple courant aux faux dieux, et aussi les créatures qui l'ont attiré
à Dieu : sa sainte mère, chez laquelle il discerne comme un reflet de la
divinité, saint Ambroise, qui lui représente la sainteté de Dieu. Et il se met
à pleurer abondamment : « Il faisait bon pour moi, avec ces
larmes », nous dit-il. Oraison de recueillement : conduit par
l'Esprit-Saint, il commençait sa vie nouvelle en se recueillant dans les
larmes; larmes versées sur la petitesse des choses de la terre, sur le malheur
qu'il a eu de se donner à elles; larmes de reconnaissance pour les bienfaits de
Dieu qui s'est montré à son âme par elles et l'a attiré vers lui. Nous
saisissons là le pouvoir de la grâce que nous donne le Saint-Esprit en nous
inspirant la science vraie des créatures, qui nous en montre la vanité profonde
et leur sens relatif, et par cette lumière nous en détache pour nous conduire
au Créateur.
Chapitre
XI
Le don d'Intelligence
« Seigneur,
donnez-moi l'intelligence. »
(Ps 118 v 144)
(Ps 118 v 144)
I.
– Nécessité du don d'intelligence
Le don d'Intelligence est bien différent du don
de Science. Ces deux dons répondent à deux difficultés diverses de notre foi.
Notre foi, qui est une conviction des choses
divines surnaturellement mise en nous, est enracinée dans une raison qui a pour
objet naturel les créatures, qui peut s'élever jusqu'à Dieu, mais toujours en fonction
des créatures. Ainsi la raison nommera Dieu, Créateur, Provident; les créatures
sont à la base de ses affirmations; il lui faut aller des choses visibles aux
invisibles. D'où la nécessité d'une perfection de cette foi qui la
détourne de la séduction des créatures et l'aide à trouver en elles un chemin
vers Dieu. C'est le don de Science qui assure une telle
perfection.
Cette
difficulté n'est pas la seule. Les choses divines sont inexprimables, Dieu est
ineffable; l'Incarnation, la Rédemption, dépassent infiniment notre pensée, la
Trinité plus encore. Le Christ, nous ne pouvons y penser sans frémir, tellement
ce mystère du Verbe incarné nous écrase. Les vues de Dieu
dans la conduite du monde, dans la conduite des âmes, dans la permission du
mal, dans la prédestination des élus, tout est difficulté dans la foi. Et nous n'avons à notre
disposition pour nous élever à cette connaissance que le pauvre langage humain.
Comment exprimer l'inexprimable ? Il en résulte que Dieu, tout en se
révélant, doit s'envelopper dans le concept humain comme dans un nuage. Lorsque
nous concevons les termes où la foi est contenue, nous restons à la superficie
du mystère, surtout si l'usage en a amorti le sens, ou si, n'étant pas
familiarisés avec eux, nous les prenons dans un sens grossier. D'où la
nécessité d'un nouveau don qui nous fasse pénétrer l'écorce de la révélation
pour aller jusqu'à la mœlle. Tel est le don d'Intelligence.
II. – Ce qu'il est
L'Intelligence est le sens du divin, perçu non
plus dans les créatures, comme fait la Science, mais dans la révélation et la
doctrine de l'Église, qui sont comme le rayonnement de Dieu. L'Esprit-Saint,
pour qui rien n'est caché, « qui scrute les profondeurs de Dieu »,
communique à ceux qui ne font qu'un esprit avec lui par l'amour une
participation de son intelligence des choses divines, de sa puissance de
pénétration, non pas en leur faisant une nouvelle révélation, mais en leur
faisant apparaître dans une lumière vraiment nouvelle ce qui a déjà été révélé.
Cent fois nous sommes passés devant une parole
de l'Évangile sans voir tout ce qu'elle signifie, celle-ci par exemple :
« Dieu a tant aimé le monde, qu'Il lui a donné son Fils unique (Jean, III,
16.), » Nous la croyions cependant d'une foi entière, mais sans la pénétrer.
Puis, un jour, elle a fait l'objet de notre méditation et soudain elle nous
apparut sous un jour tout nouveau : « Dieu... », et nous nous
sommes arrêtés, nous pénétrions dans une grandeur, une beauté infinies. Dieu
aime... Ce mot aimer se rapportant à Dieu, comme il nous paraissait beau !
Il aime qui ? Le monde, ce monde si petit, si pauvre, si pécheur. Et il
l'aime tant, qu'il lui a donné – oui, donné –, son Fils unique, en qui le Père
s'est complu, de qui Il a dit : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé ».
Celui que de toute éternité le Père a engendré, qui vit dans l'intimité de
pensée et d'amour avec le Père et l'Esprit. Quel amour insondable! Dieu vit
dans l'amour. Il aime son Fils profondément et Il l'a donné « ... jusqu'à
la mort de la croix ». A ce monde... Pourquoi ? Parce qu'Il aimait ce
monde, et nous revenons à ce mystérieux et vivant amour... – La phrase a été
éclairée, il en a jailli, comme d'un fruit mûr qui s'ouvre, des choses que nous
n'avions pas pénétrées. C'est l'œuvre du don d'Intelligence. Il scrute à fond,
dépasse la connaissance de la foi chercheuse, qui adhère ferme, mais s'arrête à
la superficie, rebutée par la grandeur des choses. C'est la foi toujours, mais
illuminée par l'Intelligence du Saint-Esprit. Une secrète vertu de cette divine
Intelligence passe dans notre foi, par ce don.
Cette
manifestation du don d'Intelligence n'est pas un simple accroissement de
connaissance ordinaire, c'est une intelligence cordiale, qui sent plus qu'elle
ne voit, qui vient de notre cœur touché par le Saint-Esprit. Nous expérimentons
avec les yeux du cœur. C'est sous la forme d'un goût des choses divines que
nous entrons plus avant dans l'intelligence des mystères de notre foi.
« Goûtez et regardez (Ps. 33, 9). » Goût et regard ne font qu'un,
c'est un regard imprégné d'amour. Nous, goûtons, nous savourons des choses que
nous savions, mais dont l'Esprit d'Amour, avec intelligence, nous donne la
pénétration. C'est ainsi que nous entrons dans l'intérieur des mystères. Ce don était nécessaire
pour remédier à la froideur, à l'inattention, au peu de profondeur de notre foi
qui se trouve ainsi complétée par l'irradiation du Saint-Esprit.
III. – Manifestation du don d'Intelligence
Ce don d'Intelligence apparaît ainsi d'une
manière éclatante à certains moments de la vie de Notre-Seigneur, quand Il
instruisait ses apôtres. Dans l'Évangile nous voyons
Jésus en lutte perpétuelle contre l'inintelligence de ses disciples. Ils
croyaient pourtant en leur Maître, ils avaient tout laissé pour Lui, ils
éprouvaient des sentiments de dévouement à son égard; mais comme ils avançaient
peu dans la connaissance des divins mystères... Ils
croyaient à un Messie temporel et gardèrent leurs illusions jusqu'au bout. La
mère des fils de Zébédée ne voit dans le royaume de Jésus que deux bonne places
pour ses fils, lesquels pensent de même. Et le Sauveur de répondre :
« Vous ne savez pas ce que vous demandez (Matth., XX, 20-27.). » Il
vient de leur montrer, en une parabole, le royaume de Dieu, et ses disciples
lui disent encore : « Expliquez-nous, Seigneur. » –
« Encore une fois, vous voilà sans intelligence », reprend le Maître
(Matth., XV, 16.). Tout à la fin, après l'institution de
l'Eucharistie, ils demandent encore : « Montrez-nous le Père. »
Et Jésus répond : « Comment, Philippe, depuis le temps que je suis
avec toi, tu n'as pas encore compris que celui qui me voit, voit aussi mon
Père ! (Jean, XIV, 9.) » Mais un peu plus loin ses
disciples lui disent : « Cette fois vous parlez ouvertement, ce n'est
plus pour nous un proverbe. » Ils avaient sans doute reçu un éclair du don
d'Intelligence. De même Pierre, qui, à cette question du Seigneur :
« Allez-vous vous en aller aussi ? » répond : « A qui
irions-nous ? Vous avez les paroles de la vie
éternelle, nous savons que vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant (Jean, VI,
68-71.). » Mais, ajoute le Sauveur, il n'avait pas dit cela de lui-même,
le Père le lui avait inspiré, c'était encore un éclair du Saint-Esprit. Mais ce
don eut tout son effet dans l'âme des apôtres après la Pentecôte : on les
vit alors comme enivrés de l'intelligence des Ecritures et des divins mystères
qu'ils prêchaient avec transport.
Nous
aussi, comme les apôtres, nous matérialisons la divinité et le royaume de Dieu.
Les pauvres paroles par lesquelles l'Évangile nous le révèle sont environnées
de symboles, et nous restons à la surface, ou nous en prenons occasion pour
concevoir des idées étranges sur le royaume de Dieu, sur la vie chrétienne, sur
la vie parfaite. Combien d'âmes restent à la superficie, dans une certaine
pénombre, ne pénètrent pas à fond leur vie chrétienne ou religieuse !...
Religieux, nous n'aurons pas compris ce texte, que tout le monde n'est pas
obligé de comprendre : « Que celui qui veut venir après moi se
renonce... » – Les vérités les plus précieuses nous échappent en leur
fond. Que ferons-nous ?
Il
y a des degrés dans l'intelligence des choses divines. Tâchons de pénétrer sous
l'écorce, sous l'apparence des mystères, des signes et symboles qui nous
voilent la présence de Dieu et sa toute-puissance, si nous voulons avoir, avec
une intelligence plus parfaite, un amour plus profond. Car,
dans la mesure où l'on connaît, on aime; la volonté suit l'intelligence. Si
nous pénétrons ces mystères d'amour, nous saisirons Dieu derrière les voiles où
Il se cache. La charité que guide la foi qui voit avec les yeux du cœur est
plus fervente, plus constante. Une très fervente attention au sens divin des
Ecritures doit ainsi nous disposer au don d'Intelligence.
Voyons
comment saint Thomas arrivait à cette intelligence par sa prière. Méditons
l'Adoro Te, par exemple. Comment aller au cœur du mystère eucharistique? Ce
mystère est voilé; le regard, arrêté devant les apparences, l'intelligence,
stupéfaite. Oh !
si nous pouvions pénétrer à l'intérieur de l'Eucharistie, dans nos communions,
ou quand nous sommes en face du tabernacle ! Essayons de comprendre
comment saint Thomas passait de la foi à l'intelligence, « Prosterné
devant vous, je vous adore, ô Dieu vraiment caché sous ces espèces, mon cœur se
soumet à vous tout entier parce que, vous contemplant, il est anéanti (hymne
Adoro Te), ». Mon cœur défaille, c'est l'état du
croyant: je regarde le tabernacle et je dis : C'est trop fort, cette
parole est dure !
« La
vue, le toucher et le goût sont ici en défaut, l'ouïe seule assure ma foi: je crois
tout ce qu'a dit le Fils de Dieu; rien n'est plus vrai que la parole de la
vérité même (hymne Adoro Te). » Voici les causes de
mes défaillances : ma vue, par laquelle j'entre en commerce avec tout, mon
goût, mon toucher, me trompent. Mais vous avez parlé, je crois, votre parole est
vraie. Vous avez dit : « Ceci est mon corps. »
C'est votre corps. Je
n'y vois rien, mais la Vérité même l'a dit, je crois. Puis
le saint va pénétrer plus avant dans ce mystère.
« Sur
la Croix, la divinité seule était cachée : ici l'humanité et la divinité
se cachent également; croyant néanmoins et confessant l'une et l'autre, je vous
demande, Seigneur, ce que vous demandait le larron pénitent (hymne Adoro
Te). » C'est encore la foi qui s'affirme contre les difficultés.
« Je
ne vois pas vos plaies comme Thomas les a vues; cependant je vous reconnais
pour mon Dieu : faites que ma foi croisse de plus en plus, faites que je
n'espère qu'en vous, que je n'aime que vous (hymne Adoro Te). » Jusqu'ici c'est toujours
le croyant qui parle : c'est la foi ferme, mais se manifestant comme foi
nue.
Tout à coup saint Thomas interpelle
l'Hostie : « O souvenir de la mort du Seigneur, Pain vivant qui
donnez la vie à l'homme, donnez à mon âme de ne vivre que de vous et de trouver
toujours en vous sa joie et ses délices (hymne Adoro Te). » C'est la parole directe, ce n'est plus l'effort pour croire. En contemplant le souvenir de la mort du Sauveur, il est dans le cœur du
sacrement, au centre du mystère. Mais il voit encore des apparences, le pain.
« Pélican,
plein de tendresse, qui nourrissez vos enfants de votre sang, Seigneur Jésus,
purifiez-moi de toutes mes souillures par votre sang, par ce sang dont une
seule goutte peut effacer tous les péchés du monde (hymne Adoro Te). » Saint Thomas pénètre encore plus avant, il voit Jésus qui a répandu son
sang sur la croix, il voit ce sang dont une seule goutte peut sauver le monde
entier. Ce n'est plus la foi nue, c'est une foi qui entre dans l'intérieur du
mystère, une foi revêtue d'intelligence.
« O
Jésus, que je ne vois maintenant qu'à travers un voile, remplissez l'ardent
désir de mon âme : qu'un jour mes yeux, perçant ce voile qui vous cache,
jouissent à découvert de la vue de votre gloire (hymne Adoro Te). »
Seigneur, ce dont j'ai soif, c'est de Vous voir. Entre ce désir de voir Jésus
et la révélation de sa Face, il n'y a qu'un pas. Cette foi pénétrante est tout
près de la porte du ciel : il suffit que le voile s'abaisse, et Jésus
apparaîtra.
Par
l'Intelligence, par la foi pénétrante, par ce goût divin, par ce regard
cordial, nous avançons jusqu'aux dernières limites connaissables du mystère; si
elles étaient dépassées, nous serions dans la vision.
Le
don d'Intelligence éclate encore dans la vie et dans la spiritualité de sainte
Catherine de Sienne. Lorsqu'Il
lui parle, Notre-Seigneur le fait comme un maître qui proposerait à ses
disciples des vérités courtes mais pleinement évidentes : « Je suis
celui qui suis. Reconnais ton créateur. Marche en ma
présence. » Paroles brèves, sans raisonnements, paroles qui révèlent...
Elles se comprennent par intuitions, on en saisit d'emblée le sens, on y entre
comme par un saut de l'esprit. C'est la marque de son génie : elle est
intuitive. Il y a dans ces formules comme des axiomes de doctrine spirituelle
analogues à ceux de la philosophie : le tout est plus grand que la partie;
il est nécessaire que ce qui est soit... Leur différence pourtant d'avec les
premiers principes de la raison, c'est que l'intuition, ici, est voilée; nous
ne voyons pas ouvertement, mais nous expérimentons obscurément; nous sommes
certains de ces divines choses ineffables comme par un tact qui renseigne mais
ne fait pas voir; on adhère par un goût plus que par le pur consentement de la
foi nue.
IV. – Les effets du don d'Intelligence
On
devine quel calme une telle pénétration donne à la foi. Quand le Saint-Esprit
envoie ses lumières, qui amènent la certitude, le sens, et le goût du divin, on
est apaisé, rassuré, fixé, c'est la quiétude. La foi n'est pas encore établie
dans la vision béatifique, mais Dieu envoie un rayon de sa lumière, et il n'est
rien comme le don d'Intelligence, pour calmer l'intelligence.
Auparavant,
l'oraison était agitée; par une lecture, une parole, un mot, le calme est fait,
nous sommes fixés pour plusieurs jours. C'est telle parole de l'Évangile qui tout à coup
s'éclaire : « Si tu savais le don de Dieu », ou cette
autre : « Il faut qu'Il grandisse et que je diminue. » Nous le
savions, mais nous en voilà pénétrés et nos actes s'en ressentent. Ces
intuitions pénétrantes peuvent nous être accordées à propos de presque tous les
mots du Sauveur, de ses attitudes, de ses actes, de ses états à propos des
sacrements : on est touché de la présence de Notre-Seigneur dans
l'Eucharistie, dans le pardon de la Pénitence, ou même dans l'Extrême-Onction;
on y découvre la manne cachée, la sève, la force dont on a besoin.
Quand on est habituellement sous l'impression du
don d'Intelligence, on est arrivé à ce que les mystiques ont nommé l'oraison de
quiétude, l'oraison des goûts divins, comme dit sainte Thérèse. Calme, tranquille, l'âme goûte, pénètre, sous l'inspiration du
Saint-Esprit, l'Ecriture sainte, l'enseignement de l'Église, le divin bienfait
des sacrements.
Cette
pénétration a ses degrés marqués d'avance. Dieu rayonne dans les révélations
qu'Il nous a faites, particulièrement dans la sainte Ecriture. Dans les
créatures nous disons qu'Il reflète comme dans un miroir: nous n'en recevons
qu'un rayon réfléchi, et c'est pourquoi nous disons que, de la créature, nous
montons à Dieu verticalement. Dans la révélation de Dieu, son Fils nous envoie
comme un divin rayon de l'Esprit qui vient trouver directement notre foi pour
la vivifier.
Or
les objets de la révélation ne sont pas tous disposés sur le même plan, il y en
a qui nous instruisent davantage. Par exemple, dans l'Évangile, certaines
paraboles nous représentent Dieu sous une forme plus proche de la terre, comme
un Père de famille, son royaume comme un festin. Nous n'y voyons pas si
clairement Dieu, ses attributs, son amour, que dans le discours sur la montagne
où les perfections du Père nous sont directement manifestées. Saint Jean a des
paroles, des traits où Notre-Seigneur se manifeste ou manifeste son Père
clairement : « Mon Père et moi nous ne sommes qu'un (Jean, X, 30.). »
« Qui me voit, voit mon Père (Jean, XIV, 9.). » Nous touchons là au
mystère de la Divinité et de la Trinité. Qu'on médite attentivement le discours
après la Cène, qui est une révélation sur la Trinité, la prière sacerdotale, sa
partie la plus sublime, on verra que saint Jean est celui des quatre
évangélistes qui nous a le mieux dévoilé le secret du divin mystère, celui qui
nous fait le plus profondément pénétrer à l'intérieur de la foi.
Nous
devrions suivre ce sentier de lumière qu'il nous trace, commençant par les expressions
qui sont plus à notre portée, pour remonter aux formules plus hautes qui
atteignent aux mystères de la divinité. Partant du plan des paraboles, nous
nous élèverions, par ce rayonnement gradué, jusqu'à la révélation suprême.
C'est ainsi que saint Denys décrivait l'oraison en spirale qui s'attache
successivement aux manifestations divines, se haussant aux supérieures pour
arriver plus près de Dieu.
Telle
est l'oraison selon le don d'Intelligence dans saint Thomas, comme aussi celle
des goûts divins dans sainte Thérèse. C'est une voie de plus en plus
pénétrante. Attachons-nous à ces leçons du Maître. Vivons-en par la foi sous
l'empire d'un cœur surnaturalisé. Nous serons, avec plus de précision,
gouvernés par l'Esprit qui nous communiquera, sous une forme expérimentale et
cordiale, quelque chose de Lui-même, et, si nous sommes dociles, nous
parviendrons aux profondeurs de Dieu.
Usons
de notre don d'Intelligence pour nous mettre sous l'inspiration de la Lumière
des cœurs; notre foi ne sera plus chercheuse, agitée, elle sera fixée,
contentée, heureuse, tout en restant dans les ombres de la route – parce que,
déjà, filtrera pour elle un petit rayon de la gloire qui nous attend.
Chapitre XII
La Béatitude des Cœurs Purs
« Bienheureux ceux qui ont le cœur pur,
parce qu'ils verront Dieu. »
(Matth., V, 8.)
parce qu'ils verront Dieu. »
(Matth., V, 8.)
La
béatitude des cœurs purs est reliée par les maîtres dont nous suivons
l'enseignement au don d'Intelligence. On ne voit pas tout de suite ce lien.
Pour le saisir, il faut comprendre le sens spécial que revêt ici le mot :
cœur pur.
I. – Notre cœur
On
peut l'entendre de deux façons. D'abord un cœur pur, qui a la vertu de pureté,
est celui qui est dégagé des affections violentes, des passions déréglées de
l'amour et, par suite, se trouve préparé à mieux recevoir la vérité divine. « Le méchant n'a pas voulu comprendre, de peur d'être obligé de bien
faire », dit l'Ecriture (Ps 35, 4.). Il
est certain que les affections malsaines ont leur contrecoup sur
l'intelligence. On juge selon les dispositions de son cœur, et l'homme charnel
n'étant pas attaché aux choses divines, parce qu'il s'est fait un dieu de ses
plaisirs, ne peut bien en juger. Ce premier sens est vrai. Mais ce n'est pas à
proprement parler le don d'Intelligence qui remédie à ce défaut de pureté; d'après
saint Thomas, c'est aux dons affectifs, opérant dans la partie appétitive,
principalement au don de Crainte, que ce rôle revient.
Quelle
est donc la pureté que saint Augustin et saint Thomas entendent ici ? Le
mot cœur a deux significations. Tantôt il désigne l'affection, la propension
aux choses aimables. Tantôt il désigne le fond de notre être : comme on
dit le cœur d'un fruit, le cœur de la question. C'est dans ce sens qu'il faut
le prendre dans notre texte : le fond de l'âme humaine, sa mentalité profonde,
« mens », l'esprit, en particulier cette intelligence qui doit mener
tout dans l'homme, jusqu'à sa volonté. C'est un paradoxe
apparemment, mais en réalité l'intelligence est le cœur de l'homme,
c'est-à-dire ce qu'il y a en lui de plus profond. C'est donc en elle qu'il faut
chercher cette bienheureuse pureté du cœur, pureté qui fait d'ailleurs, par
voie de conséquence, la pureté de la volonté et des affections.
L'intelligence
humaine peut n'être pas pure; elle peut être encombrée, obstruée, soit par les
images venues des sens, soit par l'erreur. D'après les Docteurs, ce que produit
en nous l'action de l'Esprit d'Intelligence, c'est de nous délivrer des
fantômes d'imagination que nous mêlons à l'objet de notre foi, dont nous
entourons la personne de notre Dieu, et des erreurs qui pourraient nous
détourner de la véritable doctrine, théoriquement et pratiquement.
II. – La lumière purificatrice
Ce
travail de purification se voit en certaines circonstances de l'Évangile. Jésus
apparaît à ses disciples, sur le lac de Génésareth (Matth., XIV, 22-23.); ils
le prennent d'abord pour un fantôme. Jésus leur dit alors : « C'est
moi. » Et Pierre, ému dans son cœur, dit ce mot timide :
« Seigneur, si c'est vous, ordonnez que j'aille à vous en marchant sur les
eaux. » Il n'est pas affirmatif, mais déjà sa première illusion est
diminuée; il y a dans ce cri plus d'intelligence que dans la première
exclamation : « C'est un fantôme. » Plus tard (Jean, XXI.),
Jésus se montrera sur le bord du même lac, et aussitôt Jean dira :
« C'est le Seigneur, » Voilà l'œuvre du don d'Intelligence. Nous en
voyons ici la progression par degrés: C'est un fantôme... Si c'est vous... C'est bien l'image de l'action du Saint-Esprit. Par
Lui, nous sommes débarrassés de nos idées vagues, mélangées, fausses, sur les
choses divines; avec le cœur pur nous les voyons comme elles sont, autant
qu'elles peuvent être vues.
Comme
vice opposé à l'Intelligence, nous avons l'aveuglement de l'esprit. C'était
l'état d'âme des Pharisiens : « Ils ont la tête dure », disait
d'eux saint Etienne, des hommes à l'esprit bouché par l'orgueil, aveugles et
chefs d'aveugles, parce qu'ils ne voient qu'eux, leur excellence, leur maîtrise
sur le peuple. Notre-Seigneur répandait sa doctrine, opérait des miracles, et
plus Il s'affirmait, moins ils voulaient voir. Aveuglement volontaire,
aveuglement sans remède qui fait un dieu de notre moi. De tels cœurs
peuvent-ils devenir purs ? Nous avons dans l'Ecriture des exemples de
pareilles conversions. Dieu, dans sa miséricorde et sa toute-puissance, a
changé complètement de tels états d'âme. C'est saint Paul, pharisien et fils de
pharisien, ne respirant que persécution et qui tout d'un coup s'écriera :
« Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? » C'est un miracle, mais qui nous montre en tout son éclat. La puissance du don
d'Intelligence et cette bienheureuse pureté de cœur qui succède à
l'aveuglement.
A l'action brusque de la lumière opérant par
miracle, s'oppose la conversion progressive de la bonne volonté qui cherche à
s'instruire et à sortir de son aveuglement. Nous
en trouvons aussi des exemples dans l'Évangile.
C'est
la démarche si touchante de cet excellent pharisien, Nicodème (Jean, III,
1-22.). Il a été frappé de la doctrine du Maître, jusqu'à vouloir s'en
instruire. Il n'est pas très courageux, il va trouver le Sauveur pendant la
nuit. Son discours ressemble un peu, dès l'abord, aux paroles captieuses des
Pharisiens : « Maître, nous savons que vous êtes un Docteur venu de
Dieu, car personne ne pourrait faire les miracles que vous faites, si Dieu
n'est avec lui. » Il
cherche pourtant à sortir de l'aveuglement de sa race. Le Seigneur va
l'éclairer, purifier son esprit des grossières pensées qui l'aveuglent :
« Si tu ne nais de nouveau, tu ne pourras pas voir le royaume de
Dieu. » Nicodème ne comprend pas cette parole, il n'y voit qu'un sens
grossier : « Comment un homme qui est déjà vieux peut-il
naître ? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère et naître de
nouveau ? » Notre-Seigneur commence à lui révéler le mystère :
« Si quelqu'un ne renaît de l'eau et de l'esprit, il ne peut entrer dans
le royaume de Dieu. » Il explique comment on
peut naître de l'Esprit : « L'Esprit souffle où il veut, on entend sa
voix, mais on ne sait d'où il vient ni où il va. Voilà comment tu seras quand tu seras né
de l'Esprit. » Nicodème comprend de moins en moins : « Comment
cela peut-il se faire ? » Notre-Seigneur lui donne de nouvelles
explications, et lui dit la grande parole : « Dieu a tellement aimé
le monde qu'Il lui a donné son Fils unique, afin que tout homme qui croit en
Lui ne périsse point, mais qu'il ait la vie éternelle. » L'Évangile ne dit
pas quel fut le résultat de cet entretien, mais nous savons que Nicodème, avec
Joseph d'Arimathie, n'a pas consenti à la mort du Sauveur et que l'Église, dans
son martyrologe, le compte parmi ses saints...
Au chapitre suivant du même Évangile (Jean,
IV.), nous avons un exemple semblable d'inintelligence, accompagnée d'une
nuance de malice et de coquetterie, chez la Samaritaine. Le Seigneur est là, assis au bord du puits, et Il lui dit
simplement : « Donne-moi à boire. » La Samaritaine lui
répond : « Comment donc ! Toi qui es Juif, tu me demandes à boire, à moi
qui suis Samaritaine ? » Jésus insiste : « Si tu savais le
don de Dieu, et quel est celui qui te demande à boire, tu lui demanderais
toi-même à boire, et il te donnerait de l'eau vive. »
Elle ne veut pas comprendre :
« Seigneur, vous n'avez rien pour puiser, et le puits est profond; d'où
auriez-vous donc cette eau vive ? » C'est l'aveuglement de l'esprit
qui ne comprend pas et qui, dans une certaine mesure, ne veut pas comprendre,
« Êtes-vous plus grand que notre père Jacob qui nous a donné ce puits ? »
Jésus lui répond en affirmant sa mission publique, et lui révèle le mystère de
la grâce : « Quiconque boit de cette eau aura encore soif; mais celui
qui boira de l'eau que je lui donnerai n'aura plus jamais soif, et l'eau que je
lui donnerai, deviendra en lui une source d'eau jaillissante jusqu'à
l'éternité. » Elle, alors, raillant sans doute, lui répond :
« Seigneur, donnez-moi de cette eau, afin que je n'aie plus soif et que je
ne vienne plus ici puiser. » – « Eh bien ! va, lui dit Jésus,
appelle ton mari et viens ici. » – « Je n'ai pas de mari. » –
« Tu as bien répondu, reprend Jésus, tu as eu cinq maris, et celui que tu
as en ce moment n'est pas ton mari; en cela tu as dit vrai. » –
« Seigneur, reprit la femme, je vois que vous êtes un prophète. » Et
tout de suite, elle pose la question : « Dites-moi, nos pères ont
adoré sur cette montagne, et vous, vous dites que c'est à Jérusalem qu'il faut
adorer, qu'en est-il ? » – « Femme, crois-moi, répond le Maître,
l'heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne, ni dans Jérusalem que vous
adorerez le Père. Vous adorerez ce que vous ne connaissez pas; nous, nous
adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs. Mais l'heure
vient, et elle est déjà venue, où les vrais adorateurs adoreront le Père en
esprit et en vérité. Ce sont de tels adorateurs que le Père demande. Dieu est
esprit, et ceux qui l'adorent doivent l'adorer en esprit et en vérité. » La
femme comprend : « Je sais que le Messie vient, et lorsqu'Il sera
venu, Il nous instruira de toutes choses. » Elle n'attendait que le mot
qui vient : « Je le suis, moi qui te parle. » Elle laisse son
urne, et va chercher ses amis : « Venez, leur dit-elle, venez voir un
homme qui m'a dit tout ce que j'ai fait. C'est le
Messie. » Elle a l'intelligence enfin purifiée de son erreur, mais quelle
admirable patience du Sauveur, pour amener ce cœur à la pleine lumière !
Or
l'adorable histoire continue. Il ne faut pas croire que ces choses n'arrivent
plus. Elles se renouvellent par la vie de la grâce dans les
âmes chrétiennes qui cherchent à approfondir le divin mystère. Un incessant travail de purification s'accomplit dans l'Église; il s'y
fait une continuelle montée vers la pure lumière.
Nos esprits sont pareils à des miroirs
déformants. Notre intelligence est pourtant faite pour la vérité, mais elle
porte en elle la blessure de l'ignorance; elle a une tendance à déformer les
objets, surtout quand elle sort des domaines qui lui sont familiers, et
s'introduit dans le monde spirituel, plus encore dans le monde surnaturel. Nous
y transportons nos imaginations et notre tournure d'esprit, qui sont la
résultante d'idées personnelles et de grossières passions. Des déformations
s'ensuivent fatalement, et, si nous y mettons au surplus de la mauvaise
volonté, ces déformations peuvent être considérables. L'histoire
de la théologie les constate surtout chez les hérétiques.
III. – L'œuvre de purification nécessaire
Parmi
les hérésies modernes, nous en remarquons deux qui portent sur la question même
de notre vie surnaturelle : le Jansénisme et le Quiétisme. Ces erreurs
nous permettent de préciser encore ce point de doctrine.
Les
Jansénistes pouvaient avoir raison de réagir au début contre l'entraînement des
mœurs, des désordres de la cour, des scandales des grands. Mais ils se sont
fait de Dieu une idée terrible. Ils n'ont vu en Lui que le Juge, restreignant
le plus possible le salut qu'Il était venu apporter aux hommes. Ces excès
correspondaient à leur tempérament; mais cela aussi venait de ce que voulant
réformer les mœurs, ils s'y étaient attachés comme à une tâche personnelle, y
cherchant leur propre gloire. Ils ont ainsi causé en France des ravages qui ont
duré jusqu'au milieu du siècle dernier, opprimant, effrayant les consciences et
fermant le ciel. Il y eut erreur manifeste dans leur esprit, ils n'eurent pas
l'intelligence des enseignements de l'Église. Cette hérésie heureusement est
morte, mais il en reste pourtant un reflet dans certains esprits. Dans la vie religieuse
même, quelques-uns sont portés à une sévérité opprimante, scrupuleuse. Cette
rigueur excessive fait du mal : elle est contraire à la vérité, à la
charité. D'autres s'érigent toujours en censeurs et en juges; des supérieurs
eux-mêmes, avec d'excellentes intentions, nous montrent sans cesse un Dieu sévère,
tandis qu'avant tout Il est le Dieu miséricordieux. Oh! si leur Dieu était
vrai.
Le Quiétisme est à l'opposé. Ici, on se perd
dans le pur amour, où il n'y a plus de péché. Aimant Dieu avec un amour
absolument désintéressé, on renonce à toute espérance, même au ciel, ce serait
impureté. On est abandonné, liquéfié : c'est le repos complet en Dieu
garanti contre tout retour sur soi-même. Ces hérétiques ne
voient en Dieu que la bonté, la douceur, la miséricorde. Ils n'ont pas appris ces choses dans la sainte Ecriture. Notre-Seigneur
avait le cœur miséricordieux, certes, mais Il a dit aussi :
« Veillez, vous ne savez pas l'heure où le Maître viendra (Matth., XXV,
13.), » Et Il nous montre les vierges folles mises à la porte du paradis.
Ces
erreurs grossières peuvent nous influencer pratiquement, sans que notre
intelligence y adhère en doctrine. Il y a parmi les chrétiens, et même parmi
les religieux et religieuses, des esprits larges qui sont tentés de se reposer
entièrement dans le Seigneur par une fausse quiétude. On peut rencontrer, chez
les novices par exemple, cette affectuosité qui est comme la transplantation en
la vie surnaturelle de sentiments qu'on ne peut plus éprouver vis-à-vis des
créatures. Ils s'enfoncent dans un état d'amour sentimental et cherchent en
Dieu sensiblement un ami de cœur; ils voudraient éprouver en cette divine
amitié les contentements qu'ils auraient trouvés trop humainement dans le
monde, et, transposant leurs besoins d'affection, ils se reposent mollement
dans l'intimité de Jésus présent au Tabernacle; ils en oublient l'austère
devoir d'état, ne s'inquiètent pas assez des exigences de la Règle, des
obligations précises qu'impose l'amour véritable.
Voilà
des erreurs graves, ce qu'on peut entendre par ces fantômes d'imagination, dont
il faut purifier notre intelligence, car ils nous privent de cette connaissance
profonde, aiguë, de l'enseignement divin qui est la seule vivante et vraie. Un
tel aveuglement serait fâcheux pour la charité, puisque la foi vraie ne va pas
sans la charité vraie. Il serait fâcheux pour les mœurs également, car il
conduit les âmes à commettre des péchés qui n'existent pas, à vivre dans le
trouble ou même dans le désespoir, ou bien, par un excès contraire, à faire des
fautes qu'elles ne croient pas faire, à négliger leur vrai devoir.
Il
y a d'autres exemples. Des protestants ont cherché à tout spiritualiser;
voulant se dégager de toute idolâtrie, ils n'ont plus rien qui contente le
cœur. Leurs temples, surtout les anciens, sont désespérants de froideur; leur
Dieu est dur, leur Évangile est sec; rigidement ils inculquent à leurs enfants
des principes moraux sans amour; ont-ils du cœur ? Ce
ne sont pas là les adorateurs en esprit et en vérité que le Père désire.
Et
chez nous, ne s'accomplit-il pas une certaine matérialisation religieuse? Que
de chrétiens croupissent en des dévotions toutes matérielles ! Nous
connaissons ces dévotes qui ne peuvent découvrir une confrérie, un scapulaire
ou un cordon, entendre parler d'un pèlerinage, sans être impatientes de désir.
C'est leur manière d'entendre la religion. Certes, la sainte Église bénit les
médailles, approuve les confréries, elle sanctifie ces choses qui ne sont donc
pas des fétiches, elle connaît le cœur humain qui a besoin de s'appuyer sur le
concret et de matérialiser toutes choses. Notre-Seigneur n'a-t-il pas lui-même,
dans ses paraboles, comme matérialisé sa doctrine, et dans ses sacrements, sa
grâce ? L'Église approuve donc ces secours extérieurs de la piété, mais
ils ne sont pas le fond de la religion. On doit les permettre aux personnes
faibles, aux enfants, comme une aide pour les amener à un culte plus intime. Mais
il faut voir les préférences de l'Église, la place qu'occupe pour elle la
Trinité, avec les Gloria qui terminent chaque psaume, avec les vingt-cinq dimanches
qui lui sont consacrés, la place qu'elle donne aux mystères de l'Incarnation et
de la Rédemption; il s'agit de mystères, de l'intérieur des mystères; encore
qu'elle consente à ériger des crèches, des calvaires ou des statues, afin de
satisfaire aux besoins de notre nature humaine composée de corps et d'âme.
Si
notre religion se plongeait tout entière dans le matérialisme des signes et des
symboles, ce serait inintelligence. Il ne faut donc consentir à ces dévotions
que dans la mesure où elles nous servent à trouver Dieu, mais ne faisons pas de
la religion une question de dévotions. Ainsi, sur ce terrain encore, nous
pouvons avoir des erreurs, des fantômes dans l'esprit, dont il faut nous
purifier.
Il
y en a d'autres, Saint Pierre ne comprenait pas le mystère de la Croix, et
lorsque Notre-Seigneur parle de sa Passion, il cherche à l'en détourner. Le
Sauveur est obligé de lui dire : « Va-t-en, Satan, tu ne comprends
rien aux choses du Royaume de Dieu (Marc, VIII, 33.). » Saint Pierre a des
imitateurs. Les paroles de l'Ecriture nous révèlent la voie douloureuse de la
Croix. Il y a des âmes qui n'entendent pas ces paroles, elles veulent les
remplacer par d'autres préceptes où la nature trouve son compte. On voit des
âmes religieuses dont les idées ne sont pas en harmonie avec le mystère de la
Passion. Cette erreur provient de notre répulsion pour la souffrance, elle est
un fruit des pensées et des exemples du monde.
IV. – Le cœur pur
Pour
être délivrée de son erreur, pour voir clair, l'âme doit être docile à l'esprit
d'Intelligence qui la pousse à se retremper dans le sanctuaire de la charité
vraie, à aimer Dieu par-dessus toutes choses, à revenir au don entier
d'elle-même pour s'élever ainsi à l'intelligence des vérités de la foi. En
sortant de ce sanctuaire de l'amour, de l'union à Dieu, elle n'ira pas seule,
l'Esprit d'Amour la suivra et lui donnera une intelligence profonde,
expérimentale des vérités de la foi, Il lui montrera combien le Seigneur est
miséricordieux et aussi combien Il est juste. Il lui donnera l'attrait de la
Croix, mettant en pleine lumière la parole : « Il faut se renoncer,
porter sa croix. » Il lui fera voir un Sauveur qui n'est pas seulement
humain, mais qui a la majesté de Dieu, car si nous disons : Cor jesu bonitatis
infinitae, nous disons aussi : Cor jesu majestatis infinitae.
L'âme,
guidée par une intelligence profonde, ira à son salut, non plus avec crainte,
mais avec confiance et amour. Quand l'Esprit est là, la charité est éclairée,
l'homme est parfait. Quand l'Esprit manque,
l'âme est sujette aux erreurs. L'Esprit ne fait pas seulement connaître, Il
guide dans la pratique, parce qu'on aime ce qu'on connaît, et comme on connaît.
L'âme qui voit par l'Esprit qui aime, est délivrée.
La
foi, la foi ferme et sans ombre, est un fruit de l'Intelligence. Et il n'y a rien de plus
précieux que cette foi libérée, pour nous mettre à la hauteur de nos devoirs et
des difficultés que nous rencontrons dans leur accomplissement. L'âme éclairée
ainsi sur son devoir, consigné dans l'Ecriture, dans l'Évangile, comme dans la
Règle, ne peut plus arrêter son élan.
Pour atteindre ce sommet, il faut passer par les
épreuves de la nuit de l'esprit. Rien n'est dur comme de renoncer à une idée
chère, à une image aimée et familière, à une manière de voir à laquelle on a
attaché sa personnalité et son orgueil. C'est un effet de l'Intelligence de
nous détacher de nos idées personnelles pour pénétrer la parole de Dieu sous
toutes ses formes, telle qu'elle est en réalité et non pas telle que nous nous
l'imaginons ou que nous voudrions qu'elle soit. Quand cette purification se
produit dans une âme, on lui arrache, semble-t-il, son intelligence naturelle,
ses habitudes d'esprit, une profonde manière d'être, une part de sa personne,
ce qui fait le fond le plus mystérieux du cœur : notre pensée. Quand le
Saint-Esprit opère les purifications dans notre intelligence, Il nous fait
sentir que ce qui était la lumière de nos yeux n'est plus; Il nous enlève même
ce qui semblait nous élever vers notre Dieu : ces images, ces idées
imparfaites qui faisaient corps avec notre foi, mais comme un alliage impur.
C'est à cet état que l'on rattache les nuits de l'esprit. Notre esprit,
humilié, plongé dans les ténèbres, doit renoncer à ses idées préférées,
occasions d'erreurs, à la poursuite des images, pour adhérer à la pure et nue
vérité. Le Saint-Esprit, pour nous donner son pur enseignement, nous détache
donc de nos idées personnelles sur la doctrine, sur la dévotion, sur
l'obéissance, idées qui viennent souvent d'un fond d'amour-propre, du
tempérament, des passions. Il nous semble alors qu'on nous enlève la lumière de
nos yeux. Mais ceux qui ont le courage de faire ce dépouillement ont le cœur
pur, leur esprit est dégagé des imaginations fausses, des erreurs de
l'amour-propre. Ils contemplent le vrai Dieu, ils s'élèvent aux sommets de la
foi par une vue plus pénétrante, Ils adorent le Seigneur en esprit, dès
maintenant, dans une expérience savoureuse, et dans ce goût de Dieu ils ont de
Lui une intelligence plus pénétrante. C'est le prélude de
la lumière de gloire et de la vision divine. Le
don d'Intelligence n'est pas d'ailleurs absent de cette vision. Il donne à
l'âme du bienheureux une pénétration plus profonde, plus intime des mystères de
Dieu contemplés dans l'Essence divine. Le Saint-Esprit continuera dans le ciel
à purifier cette intelligence béatifiée, non plus de l'erreur ou des images,
mais de l'ignorance, « a nescientia ». Il contribue à la faire entrer
plus avant dans l'Essence divine, dans ce Verbe qui sera la récompense et la gloire
des élus.
Chapitre XIII
Le don de Sagesse
« O immensité
profonde des richesses de Dieu ! »
(Rom., XI, 33.)
(Rom., XI, 33.)
I. – Point de départ
Avant
de pénétrer, dans la suprême région accessible sur terre à notre intelligence
guidée, poussée par le Saint-Esprit avant de parler du don de Sagesse qui fait
entrer définitivement dans les profondeurs de Dieu, remettons-nous dans l'état
d'esprit où nous établit l'inspiration des dons de science et d'Intelligence. C'est
la foi, « fides », mais non plus la simple vertu de foi, c'est la foi
perfectionnée par un fruit spécial du don d'Intelligence que nous appelons
aussi du nom de foi. L'exercice habituel de ce don de lumière amène la vertu de
foi à sa perfection dernière et heureuse. Cette perfection est un fruit
savoureux qui donne à l'âme de jouir de la divine certitude. Ce fruit est donc
foi par excellence, foi ferme, bien éclairée, qui n'a plus ce mouvement de
va-et-vient du début, mais qui se porte vers son objet avec un consentement
rempli de lumière. L'obscurité de la foi, sous l'action de Dieu, est traversée
par des éclairs et, à ce degré, la nuit est une véritable illumination, tant il
y règne de délices (Ps. 138, 11.). Car, par cette foi, l'âme a senti, fixé Dieu
à travers les créatures et la révélation où Il rayonne. Cette foi est une mer
de délices pour la charité. Guidée par une foi qui ne cherche plus, mais dont
la nuit est remplie des illuminations des dons de Science et d'Intelligence, la
charité se sent à son aise. Les saints chez qui ces dons se développent sont
dans l'oraison de recueillement et de quiétude. L'âme n'est plus tourmentée par
les créatures; elle voit, par cette science, sa petitesse et son péché, et elle
s'en détourne. A travers elle-même, elle voit Dieu et remonte jusqu'à Lui. De
ce premier chef, la foi est devenue joyeuse, lucide; elle est libérée du
fardeau des créatures. Par le don d'Intelligence, elle s'élance dans le monde
des révélations divines, débarrassée des nuages de l'imagination gênante pour
fixer Dieu qui est esprit, délivrée des erreurs de l'amour-propre; elle pénètre
le sens des mystères de la religion, à fond, par un sentiment du cœur qui est
une lumière, un goût divin dans lequel passe la lumière du Saint-Esprit :
état heureux pour la foi qui expérimente ces choses.
Cette
illumination de la nuit de la foi ne va pas, nous l'avons dit, sans des
arrachements pénibles. Il faut renoncer à des habitudes chères; à la lumière de
nos yeux. C'est la nuit des sens, condamnés à rester silencieux, eux si
vivants ! La nuit de l'esprit, condamné à ne plus raisonner, lui si
raisonneur ! Malgré ces arrachements, la lumière du Saint-Esprit se fait. Ainsi, le vent enlève les nuages et le soleil apparaît. C'est au milieu des
peines de l'âme que se produit l'entrée de la divine lumière. L'âme est
bienheureuse de se sentir en contact avec son vrai Dieu; heureuse dans sa
charité qui, appuyée sur la grâce du Christ et illuminée par les dons de
Science et d'Intelligence, est inclinée à croire fermement et dans une parfaite
certitude.
II. – Nécessité du don de Sagesse
Est-ce
le dernier terme de notre vie contemplative, de notre vie d'amour sur
terre ? Non. Malgré ces lumières, la charité éprouve encore un besoin.
Saint Paul nous en donne la raison : « La charité ne meurt pas (I
Cor., XIII, 8.). » La foi et l'espérance s'évanouiront à notre entrée au
ciel. Pas plus que notre âme qui est immortelle, la charité, qui a son siège en
elle, ne disparaîtra. Il faut que la foi disparaisse par la vision, l'espérance
par la possession; la charité est aussi réelle dans l'absence de l'objet aimé
que dans la possession.
C'est
la même âme avec le même amour qui aime Dieu sur la terre et qui l'aimera au
ciel. Une seule chose est changée: ici-bas la charité est guidée par la lumière
de la foi; dans le ciel, elle est guidée par la claire vision. Différence
considérable au point de vue de la connaissance de Dieu, mais c'est la même
charité : dans le ciel, charité exaltée, consommée; ici-bas, charité en
mouvement, à cause de la foi qui la guide vers son terme lointain.
Pourquoi
donc le cœur chrétien souffre-t-il sur terre ? La
raison de cette souffrance dont nous parlions est claire. Dès maintenant, la
charité est faite pour le ciel, à la mesure du ciel, à la mesure d'un Dieu vu
face à face, dans toute sa beauté ravissante. Elle a des virtualités infinies
qu'elle ne peut déployer ici-bas, même avec le secours des dons de Science et
d'intelligence. Les idées avec lesquelles nous regardons Dieu sont du créé, du
limité, du fini. Or la charité de la terre voudrait viser Dieu infini en
tant qu'il est infini, et elle le connaît d'une manière si imparfaite ! « Ô grandeur, ô
profondeur des richesses de Dieu ! »
Notre charité veut donc qu'on lui montre Dieu
face à face. La foi, fruit du don d'Intelligence, si ferme qu'elle soit, ne
peut le lui montrer ainsi. Il y a de ce fait dans la charité une amplitude
d'amour qui n'est pas satisfaite.
C'est
d'ailleurs pour cela que, sur terre, la charité est un amour de Dieu par-dessus
tout. Examinant toutes les créatures que nous aimons, nous trouvons que Dieu
les dépasse, que rien ne lui est comparable. C'est là cependant quelque chose
de purement négatif, ce n'est pas l'amour d'un infini visible, perçu dans les
profondeurs de ses attraits. Par suite, la charité demeure inassouvie, tant
qu'elle ne fait que suivre la foi, même illuminée par les dons qui la
renforcent, enlevant les obstacles et mettant son objet en pleine valeur.
Que
fera donc la charité emprisonnée par la foi ? Celui qui aime Dieu,
tourmenté par cette disproportion entre la lumière finie qui le guide et
l'instinct infini de son amour, reviendra vers son propre cœur pour y trouver
un mouvement d'amour qui échappe à cette étreinte, à cette camisole de force de
la foi. S'il était possible sur terre de trouver une lumière qui nous fît
sentir le Divin, non plus d'une façon négative mais positivement !
Dans
sa charité même, dans sa vertu de charité, l'âme ne pourra pas trouver cette
lumière; la charité est amour, elle n'est pas lumière, elle est faite pour
suivre la foi. Mais au-delà de là charité, il y a son Créateur. « L'amour
de Dieu a été diffusé dans notre cœur par le Saint-Esprit, lequel nous est
donné avec elle (Rom., V, 5.). » Le Saint-Esprit demeure dans le fond des
âmes saintes, et le terrain de son influence, c'est cette charité qui est
quelque chose de Lui-même, qui Le représente au cœur de l'homme. Il veille sur
elle, Il l'entoure de soins, Il la meut sans cesse, Il va trouver le moyen de
fournir à cette charité de la terre une lumière qui, en un sens, dépassera
celle de la foi.
Le
Saint-Esprit voit Dieu face à face, profondément, Dieu n'a pas pour lui cette
inaccessible hauteur, profondeur, grandeur dont s'extasiait saint Paul. Il est
à hauteur. Il est Dieu. Il va, dans l'âme qu'Il habite, faire passer, dans une
impulsion, une inspiration, quelque chose de cette vision face à face, qui fait
son bonheur; et nous avons un don pour recevoir cette impulsion: le don de Sagesse.
III. – Objet et activité de la
Sagesse
L'inspiration
de la Sagesse n'est pas autre chose qu'une motion du Saint-Esprit, par laquelle
Il nous communique, par la voie du cœur, comme une expérience de la vision
céleste.
Nous
restons dans la sphère de la foi; c'est la foi qui détermine l'objet de notre
amour. Mais le Saint-Esprit infuse d'une manière cordiale, expérimentale, une
connaissance de cet objet de foi, laquelle nous fait pénétrer, sentir, non pas
avec les yeux du corps, ni avec ceux de l'intelligence, mais avec les
« yeux illuminés du cœur », l'infini de Dieu, ce « par-dessus
tout » qui est la loi même de la charité. C'est une expérience obscure de
l'immensité de la Divinité. L'âme qui est sous l'impression de cette inspiration
s'abîme, s'enfonce dans un sentiment intense du tout de Dieu. Elle expérimente
Dieu en quelque manière. Elle est bien au-dessus de ce que la foi, même aidée
du don d'Intelligence, lui révèle en termes précis. Dans
ce sentiment, elle se prosterne dans une attitude d'adoration devant l'excès
divin. Tout en croyant, elle renonce à se servir des expressions de la foi, à
s'arrêter dans ses concepts, elle se perd dans un sentiment intense de la
transcendance divine.
Nous
ne voyons pas, mais ce sentiment du cœur, cette expérience, équivaut à la
vision, parce que c'est une participation de la vision du Saint-Esprit, lequel
témoigne, au fond de notre âme, que ce que nous sentons est la vérité.
Lorsque,
dans l'oraison, nous avons fixé dans l'objet de notre foi une vérité suprême,
par exemple : « Je suis celui qui suis », ou bien :
« Dieu est Charité », et que le don d'Intelligence nous en ouvre le
sens profond, nous pénétrons toujours davantage, répétant: Dieu est; moi, rien,
un pur néant. Lui,
Il est. Il est éternellement, éperdument. Il est Celui qui est... Tout à coup,
dépassant cette pensée, nous éprouvons le besoin de nous abîmer dans un
sentiment d'adoration devant Celui dont l'altitude nous est ainsi révélée. La
pensée de l'Ecriture disparaît du premier plan de la connaissance, où elle est
comme à portée de la foi explicite; les concepts qui l'expriment disparaissent
aussi, et l'intelligence, comme d'un tremplin, s'élance et s'abîme devant
l'Etre de Dieu; il n'y a plus qu'une adoration, un amen, un mouvement de l'âme
qui se perd en Dieu. Elle renonce momentanément à toute conception définie,
même à celles qui l'ont conduite à cet état. Voilà donc l'acte du don de
Sagesse : l'Esprit divin nous fait faire un acte d'intelligence envers
Dieu, qui est digne de l'Être de Dieu, de sa transcendance. Ce n'est pas un
acte de l'intelligence qui pense positivement, mais de l'intelligence qui
renonce à penser, à concevoir. Au ciel, nous penserons, nous verrons dans la
lumière de gloire; ici-bas, nous sommes dans l'étreinte de la foi; nous y échappons
en nous abîmant dans l'adoration. C'est la seule attitude de l'esprit adéquate
à l'altitude divine. Nous ne disons rien, nous ne pensons rien, mais notre
attitude intellectuelle proclame : « Ô profondeur des richesses
divines ! »
Voilà
jusqu'où peut nous conduire l'Esprit de Sagesse. Cela
dure un instant. C'est un ravissement fugitif, un vol de l'esprit, comme un
bond rapide. Nous retombons bien vite sur le terrain de la foi. Puis nous recommençons.
Comme dit Saint François de Sales, nous prenons terre sur le sol de la foi,
nous nous ranimons par une bonne pensée, nous prenons des forces pour remonter
de nouveau.
C'est un acte qui ne peut pas durer parce qu'il
tient de l'état des élus; il nous met dans l'attitude propre de ceux qui
voient, et sur terre on ne peut pas longtemps souffrir des états pareils, ce
sont des états angéliques. Cependant, grâce à Dieu, ils existent. Nous avons
éprouvé qu'il faut dépasser toute créature, toute expression créée de Dieu,
nous avons senti cette espèce de « sortie de tout ». Ce n'est pas
l'extase, état extraordinaire, mais une sortie totale des créatures. On ne voit
rien, l'heure du face-à-face n'a pas sonné. On
saisit cependant que Dieu dépasse absolument toute créature, on se sent tout
petit en face de Lui, on est pénétré par la grandeur de ses attributs, on a le
sentiment intense de son Infini, et on s'abîme dans l'adoration.
C'est
l'acte le plus sublime, le plus apparenté à la vision des élus. Il s'obtient en
renonçant aux ressources propres de l'intelligence humaine, aux
perfectionnements dont elle est enrichie, par un dépouillement total, pour
devenir un être qui s'abîme dans l'adoration devant l'Être divin.
Mais de quelle douleur nous devons acheter
pareille lumière du Saint-Esprit ! Il faut en effet que notre esprit se
disloque intérieurement, qu'il se dilate au point de se distendre, pour avoir
un contact avec l'Infini tel qu'Il est. Il y a là un moment
terrible, c'est ce que les mystiques appellent la grande ténèbre.
Tout
ce qui a fait la lumière de nos yeux n'est plus avec nous. Il faut renoncer aux
procédés naturels de notre esprit, à l'évidence; il faut comme anéantir l'acte
de l'esprit qui se complaît dans ce qu'il voit. C'est douloureux, mais cette
douleur engendre une grande joie. Cette docilité totale, allant jusqu'au bout
du renoncement et des forces de l'esprit, rend à Dieu le seul hommage égal à sa
majesté.
IV. – Bienheureux effets du don de
Sagesse
Quand
l'esprit s'abîme ainsi, la charité se réjouit. Ce mouvement est comme
infini : on ne sait pas jusqu'où peut s'abîmer l'âme en cette
adoration : l'abîme est sans fond. Et la charité s'élève ainsi à des
degrés toujours plus hauts, sans mesure: elle est à son aise, elle a trouvé la
lumière adéquate à la hauteur de son instinct intime. L'esprit s'est dilaté aux
dimensions de l'infini de Dieu qu'il touche, dont il témoigne, puisqu'il
s'abîme; l'amour a trouvé en lui une mesure à sa hauteur : c'est l'amour à
son plus haut degré sur terre, quoiqu'il ne soit pas consommé. Nous sommes
alors adorateurs « en esprit et en vérité ».
La
charité, dis-je, a trouvé sur Dieu un « renseignement » à la hauteur
de son instinct. L'esprit du croyant, animé par la Sagesse, parle à son propre
cœur du Bien-Aimé selon ce qu'Il est. La charité est heureuse ! Ce qu'elle
demandait en vain à la foi explicite, elle l'a trouvé lorsque la Sagesse s'est
communiquée à l'intelligence. Elle peut vivre ces minutes de jouissance que la
charité des saints éprouve quand l'intelligence ravie en Dieu s'abîme devant la
majesté infinie. Ce sont les plus délicieuses qu'il soit donné à l'amour
d'éprouver sur terre.
Lorsque
cette oraison se fait à propos de Notre-Seigneur ou de l'Eucharistie, ou de
tout objet de ce genre, elle ne saurait s'abstraire du créé. Notre-Seigneur est
homme; cependant, comme Il est Dieu, tout en tenant compte de la nature finie à
laquelle la divinité est unie, la Sagesse nous porte à voir en lui une
sublimité inouïe par une pénétration de connaissance expérimentale que nous
n'avions pas auparavant. Ainsi, par les paroles du Gloria : Tu solus
sanctus, Tu solus Dominus, Tu solus altissimus, un mouvement me porte vers ce
qui rend le Christ si saint et tellement le Seigneur et le Très-Haut, et il
m'est possible, en suivant ce mouvement, de le dépasser pour ainsi dire et de
rester devant le Sauveur dans l'attitude où j'adore sa grandeur.
C'est
un genre d'oraison où la Sagesse nous instruit ineffablement de la divinité de
Jésus, non pas de son humanité, qui, prise à part, n'est pas l'objet direct de
la Sagesse. Nul n'a pour Notre-Seigneur un amour à la hauteur de sa bonté s'il
ne s'abîme devant sa divinité et ne l'adore : « Adoro Te, latens
Deitas: Divinité cachée, je t'adore. »
Mais
il est un terrain d'élection, un objet prédestiné de la Sagesse, c'est la
Trinité. La Trinité est partout. Cependant elle est dans l'âme
sainte d'une façon toute particulière. Elle y est comme plus attentive à son
œuvre d'amour, plus riche de dons, donnant et la nature et la grâce. De plus,
l'âme la reçoit en soi comme une amie qui a dans ce cœur son « chez
soi », sa « demeure ». Tel est l'objet
préféré des méditations des saints. La divine Trinité est au fond de leur âme;
elle y demeure comme chez elle, reçue dans l'âme capable de la saisir et de la
posséder.
V. – L'oraison d'union
Les
saints considèrent Dieu ainsi, substantiellement présent en eux. Rentrons
ainsi, par une pensée de foi, en nous-mêmes, éclairés par la foi et la charité
surnaturelle, La Science écarte les obstacles; l'Intelligence, par une parole,
nous révèle dans l'intérieur ce qu'Il est; mais c'est surtout par l'inspiration
de la Sagesse que nous rejoignons Dieu, que nous arrivons, pour ainsi parler,
jusqu'à le toucher. La foi ne peut pas le faire; fatalement elle est environnée
par les idées dont elle use; elle se manifeste à nous par des paroles, des
idées humaines, une représentation; si l'être des choses était intelligiblement
au dedans de l'entendement, nous n'aurions pas besoin d'idées. Lorsque nous allons à
Dieu avec la foi, nous supposons qu'il est distant. Mais qu'il se produise, par
le don de Sagesse, un mouvement d'âme sans idée précise, l'obstacle est
enlevé : nous nous abîmons alors devant le Dieu résidant au fond de l'âme.
Quand l'âme s'abîme ainsi, entre elle et le Dieu qui est en elle comme dans un
temple, il se produit un contact; il n'y a plus d'idée, de représentation qui
sépare, il n'y a plus, dans l'indivisibilité de l'âme, qu'une âme en adoration
et le Dieu infini, substantiellement présent, objet d'expérience immédiate et
de contact. C'est le dernier mot de l'union et de l'oraison d'union. Sainte
Thérèse sortait de cette oraison avec la certitude qu'elle était allée en Dieu,
présent en elle. Il n'y a que la Sagesse qui puisse appliquer ainsi notre
esprit à la substance de Dieu dans le fond de notre âme, mais elle nous conduit
jusque-là.
Volontiers,
nous croirions que ces choses sont faites pour quelques âmes plus élevées, une
sainte Catherine, une sainte Thérèse. Mais, avec l'état de grâce, nous avons
tous les dons, y compris la Sagesse, et la capacité d'éprouver ces choses.
Elles sont faites pour nous; elles sont dans la puissance de la grâce
ordinaire, et destinées à développer les virtualités de cette grâce.
Les
états d'oraison ne sont pas une voie extraordinaire, mais l'extase, le
ravissement, le rapt, ainsi que les grâces « gratis datae » (par
exemple le don des miracles, le don de prophétie etc.). Nous-mêmes qui
cherchons la perfection de l'amour de Dieu, n'aurions-nous pas été, sans le
savoir, dans cet état d'oraison, d'union ? A certains moments,
n'avons-nous pas éprouvé cette sorte d'anéantissement devant Dieu, présent au
fond de nous-même, peut-être à l'occasion d'une communion...? Alors la
proximité de Notre-Seigneur est très grande. Cette proximité a mis notre âme en
mouvement; nous avons été plus avant vers la divinité présente au fond de
nous-même. Dieu était là, et, ne cherchant plus à comprendre, nous nous sommes
abîmés dans un sentiment intime de sa présence immédiate, et nous avons, par
l'attitude de notre esprit et la puissance de notre charité, pris contact avec
ce Dieu.
Ces
choses arrivent, mais nous en percevons difficilement la valeur, la dignité et
l'existence normale dans notre vie; nous n'y attachons pas d'importance. Nous
disons bien : C'est une grâce, un événement de ma vie spirituelle. Mais
pourquoi ne pas souhaiter renouveler cette expérience ? Nous ajoutons : Il
faut que Dieu nous mette en cet état. Il le fera, mais il faut que nous nous
disposions à si grande faveur.
Si notre vie se passe dans la pratique des
vertus morales infuses, avec les dons qui les aident, elle se trouve ainsi
pacifiée. Si nous sommes en présence des créatures comme n'en voulant pas, ne
considérant que ce qu'elles nous disent sur Dieu, si nous sommes entrés par
l'Intelligence dans la connaissance des chose divines, nous sommes à la porte
de l'oraison d'union, nous n'avons plus qu'à la franchir et, puisque nous avons
dans le don de Sagesse la capacité d'être impressionnés par cette merveilleuse
inspiration, il n'est pas trop téméraire d'espérer qu'elle soufflera
quelquefois. L'erreur serait d'y chercher une gourmandise spirituelle, de
« s'attacher aux jeux de physionomie de Dieu », comme dit saint
Augustin, plus qu'à Dieu Lui-même, d'en faire une délectation. Ce serait encore
de prétendre à ces choses élevées alors que nous ne pratiquons pas les
commandements ordinaires de Dieu et ses conseils de perfection.
Mais si le Saint-Esprit nous a Lui-même
purifiés, élevés, fait monter vers ces sommets, pourquoi ne rendrions-nous pas
à Dieu ce suprême hommage de nous abîmer devant son Être avec notre esprit et
notre cœur, si le Saint-Esprit nous en donne le pouvoir ? Ne craignons pas d'aller au-devant de ces faveurs; ce n'est ni imagination
ni ambition : la miséricorde de Dieu nous en a donné les moyens; elles
font partie d'une vie chrétienne parfaite normale.
Chapitre XIV
La Béatitude des Pacifiques
« Bienheureux les pacifiques,
parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu. »
(Matth, V, 9)
parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu. »
(Matth, V, 9)
Les
pacifiques, ce sont ceux qui d'abord ont la paix dans leur cœur et qui,
ensuite, la font rayonner autour d'eux. Nos maîtres rattachent cette béatitude
au don de Sagesse. Les sages selon le Saint-Esprit sont des pacifiques.
I. – Lien entre cette Béatitude et le
don de Sagesse
Le
sage, selon le Saint-Esprit, a le pouvoir d'entrer en adoration profonde, sans
paroles ni pensées, devant la grandeur divine. Non seulement il adore, mais
savoure, en l'expérimentant, cette réalité du « tout » de Dieu, et
d'aussi près que possible, puisque ce Dieu souverain habite au fond de son
cœur.
Tel
est son état d'âme, Quand il contemple ce Dieu si grand et si proche, en qui
est tout le bien, sa charité est au suprême degré sur la terre, non pas en la
sensibilité, qui peut être traversée de douloureuses épreuves, mais en sa
volonté, par un élan sublime de l'intention d'amour. Il est heureux, parce
qu'il possède le Bien infini, son bien parfait, et qu'il sait qu'il le possède.
C'est
sans doute cette contemplation que Denys nommait circulaire. Dans la
contemplation verticale, du plan des créatures, par un mouvement vif, l'âme
s'élevait à Dieu comme très au-dessus de nous. Dans la contemplation en
spirale, par des illuminations successives, on montait de clarté en clarté, de
« foi en foi », de fide in fidem. Maintenant, une seule chose
apparaît, la grandeur de Dieu : on n'avance plus, on est en face du
« tout » divin; se tenant à portée de Dieu, n'avançant ni ne
reculant, la pensée tourne comme dans un cercle, arrivée à son centre éternel.
Voilà
ce que donne le don de Sagesse, cette expérience, ce sens de la grandeur de
Dieu et de sa présence, et il en nourrit la charité. Au ciel, sauf la pleine
vue et l'inamissibilité, nous n'aurons pas plus.
Or,
pour nous, l'œuvre de la vie reste, avec ses difficultés. Comme Notre-Seigneur et les Apôtres ont dû descendre du Thabor, après la
Transfiguration, nous devons, nous aussi, après nos plus hautes contemplations,
retomber dans la vie ordinaire, avoir affaire au monde. Le
Christ, en redescendant du Thabor, a trouvé un pauvre possédé qu'il a délivré
(Cf. Marc, IX.). Ce sont là deux aspects de la vie.
Le
don de Sagesse y correspond. Il n'a pas seulement pour effet d'élever notre
contemplation à ce sublime degré, il est aussi un don pratique qui doit nous
servir souverainement dans la vie ordinaire.
D'après
saint Augustin et saint Thomas la Sagesse s'applique, non seulement à
contempler Dieu, mais aussi à le consulter pour obtenir de Lui des directions
pratiques.
L'âme,
ayant expérimenté ce « tout » de Dieu, que souhaite-t-elle ? Son
vœu est que « Dieu soit tout en toutes choses » (I Cor., XV, 28.). Et
voilà la règle suprême qui va sortir de cette union : quand l'âme revient
à sa vie pratique, elle emporte de sa vision du « tout » de Dieu
cette impulsion du Saint-Esprit : « Que Dieu soit tout en toutes
choses. » Et alors, que va-t-elle faire ? Se mettre, d'après cette
vue, à ordonner toutes choses, à les mettre à leur place, en commençant par ses
pensées, ses affections, ses volontés.
Elle
va donc tout juger de ce point de vue nouveau, tout ce que les dons
d'Intelligence et de Science avaient déjà éclairci; l'ordre sera plus absolu
parce que la lumière sera plus grande. Les créatures qui
obstruent la foi seront en leur place.
Puis
l'influence du don de Sagesse passera dans nos conseils : la prudence,
ainsi aidée, sera plus clairvoyante et plus impérieuse. L'âme sort de l'union
divine avec un besoin de vérité morale absolue; il lui faut une parfaite
justesse de vue, elle veut à tout prix que la prudence lui dicte ses décisions
en parfait accord avec les exigences du « tout » de Dieu.
Plus
bas, la Sagesse exercera son influence sur le terrain de la justice et de la
douceur, de la religion et de la piété, et dans les luttes de la force pour souffrir
et attaquer. Descendant encore plus bas, elle aidera la crainte dans ses luttes
contre les trois concupiscences, L'âme qui est pénétrée du « tout »
de Dieu, de son droit absolu, a, pour ordonner ce monde inférieur, une plus
grande précision de lumière et une plus grande énergie de force. Dans ses
rapports avec le monde, rapports de justice, d'apostolat, elle sera poussée par
ce besoin de tout ordonner en face du « tout » de Dieu. Elle sera
extrêmement apostolique. Quand elle voit une âme échapper aux droits de Dieu,
elle redouble de dévouement, d'oubli d'elle-même; elle prodigue ses soins
matériels et ses témoignages d'amour, en y faisant passer quelque chose du
sentiment qu'elle a du « tout » de Dieu qui doit régner sur cette
âme.
La
gloire de Dieu est l'unique fin de l'âme qui s'est élevée sur la montagne de la
Sagesse et s'y est trouvée face à face avec l'altitude des perfections
divines : la gloire de Dieu, l'amour de Dieu répandu partout !
Il
en résulte que tout est dans l'ordre, pour cette âme, au-dedans d'elle et
autour d'elle. Elle voit toutes choses, ses sentiments, ses affections, ses
actions et tout ce qui l'entoure, dans l'état d'êtres justiciables du
« tout » de Dieu, qui n'ont de valeur et de prix que dans la mesure
où ils reflètent cet infini. Et donc, en elle, la
tranquillité absolue de l'ordre règne.
L'ordre
ne peut pas régner là où les choses ne sont pas à leur place. Si les êtres sont
mal disposés, ils se révoltent pour trouver leur équilibre et leur centre. Mais
quand tout est ordonné, comme dans une maison où chaque chose répond à l'idée
d'un sage architecte, tout est solide, tout est en paix. Ainsi est l'édifice de
notre vie, quand elle est réglée sur l'exigence du « tout » de Dieu.
L'ordre est stable, rien ne grince, rien ne réclame, et si quelque chose
gémissait en nous, il n'y aurait qu'à contempler le « tout » de Dieu
pour apaiser cette tristesse.
L'ordre
tranquille, c'est la paix. Celui donc qui a tout réglé, tout mis en ordre dans
sa charité, dans ses actions, a la paix. Mais comme il est dans l'ordre qu'un
foyer ardent rayonne, l'âme intérieure, pour qui Dieu est tout, qui s'est
efforcée de tout régler en ce sens et a trouvé la paix pour elle-même, la fait
rayonner autour d'elle; elle paraît pour les autres une messagère de paix. Il y
a ainsi des âmes qui irradient la paix. Elles sont pacifiques.
II. – Le Roi pacifique
Il
en est un qui peut passer pour l'incarnation de la paix. C'est « le Roi
pacifique », Notre-Seigneur. Quelle paix dans son âme! même quand le zèle
le dévore, même dans ses rencontres avec les Pharisiens, il ne sort pas de son
calme intérieur. Dans l'ensemble de sa vie, dans ses rapports avec les pauvres
gens, tout en lui rayonnait de paix, parce qu'Il avait toujours son Père avec
Lui. Il vivait dans un rapport parfait avec Dieu. Par son être d'abord, dans sa
divinité et dans son humanité, par la vision glorieuse et le don de Sagesse
qu'Il possédait éminemment et par lequel Il expérimentait le « tout »
de Dieu, Il avait un seul désir au cœur : posséder cette paix et la
répandre. Il apaisait les tempêtes sur les flots, Il calmait l'inquiétude de
ses disciples. Seuls ceux qui ne voulaient pas s'apaiser ignoraient sa paix;
puisqu'Il devait mourir, il fallait bien qu'il y eût des méchants pour Le
crucifier.
Mettons-nous
en face de ce modèle. Il est Dieu, mais Il a une nature humaine : Il est
notre exemple. Il a des perfections divines; Il en a aussi qui n'appartiennent
qu'à son humanité. Sa sagesse est la sagesse d'un Dieu, elle est aussi la
sagesse humaine, au suprême degré. Il est l'incarnation de la paix : il la
possède et il la répand. Quel spectacle de paix que l'Évangile ! C'est
l'impression qu'il donne. On désire, à la suite du Maître, aller à la source où
Il puisait cette paix : la Sagesse. Il avait l'expérience continuelle et
immédiate de la présence de Dieu en Lui et du « tout » de Dieu. C'est
par cette paix qui en découlait, plus que par ses miracles et ses affirmations,
qu'Il témoignait qu'Il était le Fils de Dieu. Dieu est le grand
Pacifique : « Il fait luire son soleil sur les bons et sur les
méchants, pleuvoir sur les justes et sur les injustes (Cf. Matth., V,
45.) » Il est patient, longanime doux : le Fils de Dieu reflète ces
perfections, Il est le Roi pacifique. C'est à ce signe qu'on Le reconnaît, plus
même que par l'attribut de sa miséricorde, déjà si caractéristique de sa
divinité !
Si
donc nos âmes sont entrées dans l'esprit de Sagesse pour trouver Dieu, si elles
en sont sorties avec le sentiment que Dieu est tout, et ont tout ordonné selon
ce principe, elles seront saluées : filles de Dieu, Elles ne sont que
filles adoptives, mais elles ont avec le Fils unique ce trait de ressemblance,
cet air de famille d'être pacifiques. Rien ne fait plus penser à Dieu et au
Fils de Dieu qu'une âme pacifique, apaisée par la paix divine. Rien ne ressemble
davantage à l'intérieur de Jésus que l'intérieur de cette âme, et cet intérieur
s'extériorise. Des premiers chrétiens on
disait : Voyez comme ils s'aiment; des âmes pacifiques, on dira; Ce sont
des filles de Dieu.
*
* *
Nous
avons contemplé les sept dons du Saint-Esprit et les sept béatitudes (Il y a
bien une huitième béatitude, mais elle ne correspond à aucun don spécial, car
elle n'est pas une béatitude particulière, mais plutôt une confirmation des
autres). Embrassons d'un regard notre montée. Le Saint-Esprit « a disposé
dans mon cœur des ascensions », dit l'Ecriture (Cf. Ps. 83, 6). Nous
sommes partis d'un degré infime. Déjà par la Crainte, nous sentions que nous
étions dans un commencement, qu'à l'autre extrême, à ce premier don répondait
le don de Sagesse; elle nous portait déjà vers ces splendeurs, car, « la
crainte filiale du Seigneur est le commencement de la Sagesse (Ps. 83,
6) ».
Nous sommes montés par la Force qui nous rendait
aptes à nos devoirs positifs d'attaque et de support. Nous avons atteint la
Piété avec ses accents sublimes de religion et par la douceur qui est un
commencement de paix, nous avons atteint la clef de voûte de la vie pratique:
le Conseil. Nous nous sommes élevés alors à la contemplation.
La
Science nous a fait entrer en Dieu, en nous retirant des créatures par la vue
de leur pauvreté et en nous y montrant la transparence divine.
L'Intelligence
nous a fait pénétrer le rayonnement divin de l'Ecriture Sainte et de la
doctrine de l'Église, et nous a conduits jusqu'au vrai Dieu.
Au fur et à mesure, nous nous approchions de
Dieu comme par des cercles concentriques. Avec la Sagesse, la montée a cessé,
nous étions arrivés au terme; elle est la clef de voûte définitive de l'ordre
surnaturel. Ayant atteint ce sommet par les secours successifs du Saint-Esprit,
nous possédons par la Sagesse Celui qui est l'explication de tout, et alors
nous pouvons répandre, sur tous, les bienfaits de cette divine union, par
l'ordre que nous établissons en nous et autour de nous.
Le grand Sage qui est le bon Dieu a tout ordonné
en nous d'une façon merveilleuse: Il a disposé admirablement les organes de
notre vie spirituelle : la grâce, les vertus et les dons, pour que nous
puissions ainsi remonter parfaitement vers Lui, puis en revenir meilleurs. Si
Dieu a fait des merveilles dans la nature, Il en a fait surtout dans l'ordre
surnaturel et en particulier cette merveille que sont les saints.
Retournons-nous donc vers Lui pour Le remercier et Lui promettre de faire notre
possible pour demeurer en face de ce spectacle et faire passer dans la pratique
les directions, les pensées, les désirs, les lumières qu'Il aura, par tous ces
moyens, déposés en nous.
Chapitre XV
Le progrès spirituel
« La route des
Justes est comme une lumière resplendissante qui augmente et s'accroît jusqu'au
plein midi. »
(Prov. IV, 18.)
(Prov. IV, 18.)
I. – La loi du progrès
Nous avons vu quel admirable organisme de dons
et de vertus l'Esprit-Saint crée dans l'âme du juste. Or,
l'homme intérieur est incorporé au Christ, son chef. Du Christ lui vient la
lumière, la vie, le mouvement. Vraie tête du juste, le Sauveur sans cesse le
stimule par sa grâce et par ses sacrements, qui sont comme une extension de son
corps, cet instrument de ses merveilles pendant sa vie. Au premier rang de ces
grâces nous trouvons l'enseignement de l'Église, la liturgie, la doctrine et
l'exemple des saints. Toute la vie de l'Église est vivifiante pour ceux qui
sont dans l'Église, et toutes ces mystérieuses influences chrétiennes viennent
du Christ vivant au Ciel. Du sein de sa gloire il nous envoie le Saint-Esprit,
qui nous est donné en personne, et qui est comme le cœur de notre vie
surnaturelle dont le Christ est le principe. Nous sommes sous l'influence
continue de ces deux personnes divines, qui nous actionnent tant que nous
demeurons en l'état de grâce. Prenons conscience de ce dynamisme divin.
La
grâce sanctifiante est comme une greffe chargée de vie divine, insérée dans le
sauvageon de notre nature, pour perfectionner toute sa sève, diviniser son
énergie et lui faire produire des fruit magnifiques. Le Christ, en infusant la
grâce dans l'âme, l'a pourvue d'organes : ce sont les vertus théologales,
la foi qui nous met en relations avec le vrai Dieu, l'espérance qui nous fait
chercher en lui notre bien, la charité qui s'empare de ce bien, par l'affection
du cœur, et aspire à jouir de sa présence, dans la parfaite union.
Sous,
l'inspiration de ces vertus, la prudence gouverne les vertus particulières
implantées dans nos puissances pour les soumettre à Dieu : la justice qui
rend à chacun son dû, la force et la tempérance qui gouvernent les passions
violentes et les concupiscences d'en bas.
Nouveau
secours, le Saint-Esprit fait intervenir ses initiatives personnelles; il
veille sur nos défaillances, nous stimule sans cesse pour nous mettre en
haleine vers le plus parfait; il opère ces effets par ses dons qui sont en nous
à l'état d'attente, de puissances impressionnables, et qu'il active par ses
inspirations personnelles, par ses initiatives singulières, si nous sommes
attentifs et fidèles à suivre son impulsion.
Rien
n'est beau, fort et grand, rien n'est puissant comme l'homme juste ! Rien n'est omis pour qu'il marche vers la vie éternelle, et déjà il la
tient en substance dans l'obscurité de la foi : fides, sperandarum
substantia rerum...
Quelle
est la loi de cette vie éternelle commencée dès ici-bas avec les énergies mises
à notre disposition sous l'influence de nos deux Maîtres, et aussi du Père qui
les envoie ?
C'est
une loi de progrès. Nous devons tendre à la perfection. C'est là notre vie: la
vie doit être pour nous comme cette lumière qui commence par l'aurore, se
renforce, augmente, progresse encore et parvient au plein midi. Lumière sans
cesse accrue ! Route aussi sur laquelle nous avançons ! « La
route des enfants de Dieu est comme une lumière grandissante. »
II. – Comment progresse-t-on en
grâce et en charité
En
quoi consiste ce progrès ? Comment une âme, qui est sans cesse en haleine,
avance-t-elle vers la vie éternelle ?
Dans
l'ordre de la nature, le progrès moral, comme le progrès en art, ou tout autre,
s'obtient par la répétition des actes. Faits
avec attention, les actes, peu à peu, engendrent des habitudes, comme si leur
force créait un ressort pour les reproduire. C'est donc par les actes répétés
que nous progressons dans nos habitude, que nous arrivons à produire
facilement, naturellement, des choses qui, auparavant, nous semblaient
difficiles, inaccessibles.
Il
est impossible d'obtenir cet accroissement dans l'ordre surnaturel par la
simple répétition des actes, par la seule application de notre volonté. Le
surnaturel vient de Dieu. De même qu'en y pensant, nous ne saurions donner à
notre taille une coudée de plus, nous ne pouvons, par nos seuls efforts,
accroître notre vie surnaturelle (Cela ne veut point dire que le progrès de la
grâce se fasse sans efforts, et que la répétition des mêmes actes ne soit point
requise : mais la vraie cause du progrès n'est pas dans cette répétition,
dans cet exercice et dans ces efforts, elle est dans le don de Dieu,
récompensant nos efforts ou nous portant à des actes meilleurs, comme l'auteur
l'expliquera plus loin. Note de l'éditeur). A tous ses degrés comme dans son
établissement, la grâce est un don; elle participe à la nature de Dieu qui est
hors de nos prises. Il faut donc que Dieu donne la grâce et ses accroissements,
un à un, Cela devrait nous rendre bien humbles: si nous faisons le bien, nous
devons dire avec saint Paul : « C'est par la grâce de Dieu que je
suis ce que je suis (I Cor., XV, 10.). »
N'y
a-t-il donc rien à faire qu'à attendre ? Il y a lieu, au contraire, d'être
actifs. Si l'honnête homme, l'artiste, progresse par ses efforts, le chrétien
progresse par ses mérites : nous pouvons mériter. Mériter, c'est-à-dire
poser devant Dieu certain droit à recevoir cette augmentation de vie
surnaturelle. Nous ne pouvons pas déclencher seuls, par nos propres forces, le
mouvement de la perfection, nous pouvons mériter cet accroissement de la vie
divine : à celui qui a fait fructifier les talents, le Maître donne pour
récompense une plus grande richesse.
Il
y a deux espèces de mérites : le mérite de convenance (de congruo) et le
mérite de stricte justice (de condigno).
Un
honnête homme qui ne connaît pas la loi de Dieu, mais qui vit raisonnablement,
mérite-t-il en stricte justice un bien de l'ordre surnaturel ? Non. Il ne
peut pas poser devant Dieu un droit strict à la grâce, il n'est pas au niveau
de la vie divine. Mais il est convenable qu'il soit récompensé. Il convient,
dis-je, que l'homme faisant ce qu'il peut, Dieu fasse aussi ce qu'il peut. Cet
homme n'ayant pas la vie divine ne peut mériter en toute rigueur de justice un
divin salaire, mais il mérite les miséricordes du Seigneur. Tel est le mérite
des pécheurs. Il obtient son effet par les bonnes œuvres; ces œuvres ne sont
pas, d'une certaine façon, nécessitantes vis-à-vis de Dieu, mais elles le
disposent, si l'on peut dire, à donner sa grâce miséricordieuse. Ce n'est pas
le pécheur qui se dispose lui-même au salut, seule une intervention d'en haut
peut l'introduire dans la grâce; mais celui qui fait ce qu'il peut attire sur
lui infailliblement la bonté infinie de Dieu, toujours prompte à se répandre.
Tel est le mérite de convenance.
Mais
pour les âmes en état de grâce, il en va autrement. Elles ont un fond de
divinité qui est une participation à la nature divine. Le chrétien sanctifié
par la grâce est enfant de Dieu; cet acte porte en lui une perfection
surnaturelle, un effet de la vie même de Dieu; il est à hauteur pour recevoir
une participation plus élevée de la vie divine. C'est le mérite de stricte
justice, lequel rend digne de recevoir les accroissements de la charité; mérite
de celui qui, ayant reçu des talents, les a fait fructifier et est en droit de
recevoir sa récompense.
Pour
chaque effort, pour chaque acte, fait en état de grâce et par amour pour Dieu,
une récompense. Là est le moyen et tout le secret du progrès spirituel. En
posant des actes divins, nous obtenons, en toute justice, une récompense
divine, qui ne peut être qu'un accroissement de la vie éternelle commencée en
nous.
Ce
qui fait ce mérite, ce n'est pas l'acte pris en lui-même, dans sa pure
matérialité, ni la difficulté, ni la peine qu'il coûte; c'est ce fond de grâce,
cette élévation, cette surnaturelle destination de nos œuvres à la récompense
divine : voilà ce qui nous rend dignes de la gloire de Dieu, et non pas
l'effort. On s'imagine à tort que le sacrifice, la difficulté, sont la cause
d'un plus grand mérite. La raison d'un plus grand mérite, c'est une plus grande
charité. Accomplir un acte insignifiant, comme il y en a beaucoup dans la vie
chrétienne, avec un grand amour, est plus méritoire que d'entreprendre une
œuvre difficile avec peu de charité (L'effort et le sacrifice cependant sont
d'ordinaire le signe d'une plus grande charité : on ne fait que par grand
amour des choses difficiles. Note de l¹Editeur.). Ce qui fait le mérite de nos
actes, dit saint Augustin, c'est ce que Dieu y met : « Quand tu
couronnes nos mérites, Seigneur, tu couronnes tes dons (préface de la
Toussaint). »
III. – Objet du mérite
Que
méritons-nous ainsi, en justice ?
Par
chacun de nos actes, en cet état de sainteté, nous méritons la vie éternelle.
Un seul acte de charité, n'eussions-nous eu la raison que juste le temps de
pousser un soupir d'amour vers Dieu, mérite la vie éternelle. Dans toute une
existence chacun des actes faits ainsi mérite la vie éternelle.
C'est
notre premier progrès dans la vie de la grâce; tous ces actes faits dans l'état
de justice, moyennant les vertus et les dons, vont s'accumulant; ils forment
ces « trésors qui ne peuvent être rongés par les vers (Matth., VI,
20.) ». Nous nous faisons ainsi des bourses remplies de pierres
précieuses, dont chacune peut acheter le bien de l'immortalité.
Il
y a donc, par l'accumulation des actes bons, comme un poids grandissant de
mérites pour la vie éternelle. Saint Paul a dit qu'une tribulation d'un moment
(soufferte par charité) opère un poids éternel de gloire (II Cor., IV, 17.). Qu'en
sera-t-il si ces poids s'amoncellent ?
Cette
pensée doit nous donner confiance en face de nos péchés véniels qui se trouvent
ainsi contrebalancés par tous nos actes d'amour.
Mais qui peut plus, peut moins. Si Dieu donne le
ciel pour chacun de nos actes méritoires, à plus forte raison donnera-t-il un
accroissement de vie éternelle en notre état présent.
Ainsi par chacun de nos actes bons, nous
méritons un accroissement de grâce, une augmentation de charité. Saint Paul
dit : « Je vais vous montrer une voie plus excellent... la charité
(Cor., XII, 31.) » La charité est comme
une route qui avance, qui se déplace et nous fait avancer avec elle.
IV. – Comment grandit la charité
Comment
la grâce et la charité peuvent-elles grandir et, avec elles, la vie éternelle
qu'elles commencent ? Cet accroissement ne peut se faire par l'objet;
l'objet de la charité ne peut, en nous, devenir plus grand : c'est Dieu
même. Un
seul degré de grâce déjà fait face à la vie éternelle, et nous donne droit à la
posséder entièrement. Nous n'aurons pas plus ou moins la vie éternelle.
Comment, dès lors, faut-il comprendre ce progrès ?
La grâce, la charité et les vertus qui en
découlent sont comme des greffes insérées dans notre nature; elles peuvent
l'être plus ou moins profondément; elles peuvent se soumettre plus ou moins les
énergies naturelles de l'âme et les accorder plus ou moins à l'idéal divin.
Dans
la nature, les greffes prennent bien ou mal et, entre ces deux extrêmes, que de
degrés! Si la greffe prend bien, elle attire à elle toute la sève du sauvageon,
lequel va maintenant fructifier parfaitement. Si elle prend moins bien, le sauvageon
pousse des rejetons plus ou moins forts; s'ils sont forts, ils absorbent toute
la sève et la greffe meurt; s'ils sont faibles, ils ne font pas de bien à
l'arbre greffé, mais ne l'épuisent pas.
Cette
image nous permet de suivre le travail de la grâce en notre âme. C'est par
enracinement dans notre nature sauvage que la grâce et la charité progressent.
Si elles se la soumettent entièrement, rien ne leur échappe, tous les actes
sont faits en vertu de la grâce... Et revêtent sa qualité; la greffe, en ce
cas, a pris souverainement. Il y a bien quelques petits actes qui échappent à
cette divine force, ils viennent de l'amour-propre : péchés véniels,
imperfections, qui n'empêchent pas la divine frondaison des vertus. C'est
néanmoins autant de pris sur l'amour de Dieu. Seul, cependant, le péché mortel,
qui tire à lui toute la sève au bénéfice de la nature pécheresse, peut arrêter
cette vie de la grâce et de la charité.
S'il
en est ainsi, chaque fois que nous faisons un acte dans la charité, avec les
vertus et les dons, nous méritons un enracinement de grâce; notre nature est
davantage maîtrisée, la sève de nos énergies natives passe plus abondante dans
la vie surnaturelle, et par la continuelle production de tels actes la nature
est enfin prise tout entière sous l'influence divine : il n'y a plus en
nous une fibre, comme dit saint François de Sales, qui ne vibre pour Dieu. La
greffe divine tire ainsi toutes les forces à elle, avant de les lancer dans la
vie où elles fructifieront.
V. – Rôles des actes ordinaires de
Charité dans cet accroissement
– L'acte le plus intense
Cependant
nous faisons quelquefois des actes de charité bien faibles, par routine; nous
n'avons pas une pensée vive de Dieu et, par torpeur, notre amour n'est point
fort. Ces actes, faits négligemment, sont sans vigueur. Les vertus sont
respectées, mais elles sont contrariées dans leur élan par les instigations de
la nature; leurs actes pourraient être plus parfaits, plus fervents, étant
donnée la grâce que nous possédons. Ces actes bons mais relâchés vont-ils diminuer
notre trésor intérieur ? Non. Rien n'est perdu. Nos actes ne méritent pas
toujours en vertu d'un amour actuel de Dieu, mais tout dans le juste est pour
l'amour de Dieu, sauf le péché. Nous n'abdiquons pas cet amour, nous avons
formé l'intention de tout faire dans cet amour; du moment qu'un de nos actes
n'est pas un péché, il a une saveur de vertu, il a un mérite divin. Que mérite-t-il ? Quelle est l'augmentation de la grâce et de la
charité due à un si petit acte ? Il ne nous en donne pas une augmentation
sensible, actuelle, mais il nous dispose à la recevoir. Il ne produit pas un
degré de charité de plus, mais une disposition nouvelle, une préparation à la
croissance. Il n'entraîne pas de déchéance, il accroît au contraire ce mystérieux
potentiel de vie, qui s'accumule en notre cœur, et prépare une éclosion plus
parfaite, une augmentation sensible de l'amour : ces actes thésaurisent
leurs forces au fond des puissances de l'âme, et l'organisme surnaturel est de
la sorte entretenu, enrichi. Pour ceux qui aiment Dieu en vérité, rien n'est
perdu, même de ce qui est mollement accompli, si c'est un acte de vertu. Tout ce qui n'est pas
péché, en l'état de grâce, nous rapproche de Dieu ou nous dispose à une plus
grande union.
Par suite de ces petits actes bons souvent
répétés il arrivera qu'un jour, au moment où il nous faudra prouver à Dieu un
plus grand amour, pardonner une injure, soigner un malade, accomplir un devoir
difficile exigeant tout notre effort, nous serons spontanément à la hauteur de
notre devoir : notre âme jaillira en un acte de charité intense que nous
aurons ainsi préparé de longue main, et nous serons dignes de recevoir un degré
supérieur de grâce. Souvent cette augmentation de la
charité s'accomplira dans la communion; l'Eucharistie n'est-elle pas le
sacrement nourricier de la vie divine en nous? La nourriture matérielle
augmente les chairs, la communion accroît l'esprit. Ce sera une communion où
nous nous serons donnés tout entiers, nous laissant vraiment manger par Celui que
nous mangeons, et nous obtiendrons, à titre définitif, en vertu des actes
méritoires précédents, un degré d'amour nouveau qui nous est acquis pour
toujours, si nous ne revenons pas en arrière.
VI. – Le péché véniel ne diminue pas
la Charité
Mais
il n'y a pas que des actes faibles, il y a le péché. Nous avons le redoutable
pouvoir d'arrêter le mystérieux passage de la sève humaine dans la greffe
divine : nous pouvons perdre ainsi cette vie surnaturelle par le péché
mortel. Quant au péché véniel, on le sait, il ne détruit pas la grâce. Peut-il
la diminuer ? Non ! Aucun péché véniel ne nous fait perdre le degré
de charité auquel nous sommes parvenus par nos mérites. Le péché véniel porte
sur des moyens de perfection qui ne sont pas nécessairement liés avec la
charité. Il regarde telle prière, telle observance, tel acte de charité, un
ensemble de choses qui ne sont pas indispensables à la vie surnaturelle, que
nous pouvons omettre par conséquent sans perdre l'amour de Dieu, ou commettre
sans le ruiner. Pour une négligence dans la prière ou une impatience nous ne
perdrons pas notre état de grâce.
Cette
doctrine est sage. La charité regarde Dieu notre fin; le péché regarde le
moyen. Si le moyen est essentiellement lié avec la charité, de telle sorte qu'il
fasse l'objet d'un commandement, on ne peut aller contre le moyen sans aller
aussi contre la fin; nous ne pouvons pas dire que nous aimons Dieu si nous
n'accomplissons pas ses volontés. L'objet des petits manquements n'est pas
ainsi lié avec la charité, il n'est pas absolument incompatible avec la fin
divine de l'amour. Sans
doute nous ne pouvons pas dire que nous aimons Dieu par le péché véniel, nous
ne cessons pourtant pas, même alors, de l'aimer habituellement par-dessus tout.
Il ne serait pas juste qu'ayant fait une faute en chose si petite, nous soyons
punis par la perte du trésor acquis par une foule d'actes, ou peut-être par un
acte héroïque; ce serait hors de proportion. Les dons de Dieu sont sans
repentance. Si nous ne l'offensons pas mortellement, nous conservons la grâce
ou le degré de grâce auquel nous étions arrivés par nos mérites et la
miséricorde de Notre-Seigneur.
Cependant,
le péché véniel n'est pas inoffensif. Il opère des dispositions fâcheuses. Ce
sont comme de petits rejetons qui poussent au bas du sauvageon et diminuent
d'autant la vigueur de la greffe. Si les rejetons se
multiplient, ils épuisent l'arbre; et s'il en vient un plus fort, c'en est fait
de la vie de la greffe entière. Le péché véniel dispose au péché mortel, il
diminue l'activité surnaturelle des habitudes vertueuses, il est un danger pour
la vie de la grâce.
VI. – Accroissement indéfini
Jusqu'où
ira l'accroissement de la vie divine sur terre ? Il est sans limites, non
pas infini, mais indéfini. Il n'y a pas d'abord de limite en la charité même,
laquelle est une émanation de l'amour que Dieu a pour lui-même et pour nous.
Notre charité est une image petite, mais expresse de l'amour du
Saint-Esprit : ses aspirations sont infinies; elles vont à Dieu même, qui
est infini.
Il
n'y a pas de limites non plus en la capacité de notre âme. Notre cœur n'est pas
comme un vase aux dures parois; il peut se dilater sans mesure et la charité
accroît, sans cesse par ses acte, son pouvoir d'aimer. L'âme aimante est
possédée du désir de l'infini, elle cherche le bien parfait, le Dieu
vivant : chaque accroissement de grâce, au lieu de combler la capacité
sans limite de notre volonté, la dilate. Aussi
voyons-nous certains saints, comme saint Dominique, sainte Catherine, sainte
Thérèse, croître toujours plus en amour et être toujours plus en haleine
d'aimer davantage. Plus nous buvons à cette source, et plus nous avons soif. Au
rebours des nourritures terrestres, plus on absorbe la nourriture spirituelle,
et plus on la désire, plus on a le pouvoir de l'assimiler.
Point
de limite non plus en la puissance qui meut l'amour. La charité, les vertus et
les dons nous tiennent sans cesse sous la motion du Saint-Esprit dont la vertu
est infinie; plus il nous meut, et plus il peut nous mouvoir. De ce côté, l'accroissement
de notre vie divine est encore sans mesure.
Cet accroissement, nous l'avons dit, s'opère par
le mérite. Croissance perpétuelle, telle « une lumière qui va grandissant
jusqu'au plein midi ». Nous sommes passés de l'obscurité à la lumière, nous
marchons vers ce plein jour, qui ravit de bonheur les élus dans la gloire du
Dieu vivant.
Voilà notre vie. Ne nous contentons pas
d'inscrire la perfection de notre devise. Tendons vers elle ! Nous ne
devons jamais nous arrêter; Dieu nous a donné, pour arriver à ce sommet, de
telles ressources ! Divinement organisés
pour réaliser cet accroissement, pour atteindre la plénitude du Christ, n'ayons
rien de plus à cœur.
La
vie n'a qu'un sens pour nous : croître dans l'amour de Dieu, croire
davantage, espérer davantage pour aimer davantage, Saint Thomas, disait :
« Faites, mon Dieu, que toujours je croie plus en vous, que j'espère mieux
en vous, que je vous aime plus ardemment. » Tel
est le sens profond, définitif de la vie. Bienheureux sommes-nous, puisque nous
le savons. Il nous faut maintenant marcher sur cette route de
Dieu. De ce progrès nous connaissons les moyens. Nous possédons les ressources
que cette marche exige. Progressons, avançons vers le Seigneur, objet de notre
amour. Que
notre vie grandisse comme la lumière qui monte – « jusqu'à ce que nous
arrivions au plein midi ».